UN ASCENSEUR SANS BOUTONS

On habitait au vingt-quatrième étage d’un truc qui tenait à la fois du Palace et du grand magasin chic. Mais l’ascenseur ne possédait pas de tableau de bord. On trouvait bien un ou deux boutons, mais c’était une alarme et un gros bouton noir qui pouvait aussi bien ne servir à rien.
J’interpelle le groom, tout droit sorti du « Dernier des Hommes » de Murnau. 
– Il n’y a pas de bouton dans cet ascenseur ?
– Comment ça, pas de bouton ? Et ça ? Et ça ?
Il désigne le bouton d’alarme et le méchant bouton noir.
– Vous plaisantez ? Comment me rendre au vingt-quatrième avec ça ?
Il se gratte la tête et appelle le central.
– Qu’est-ce que c’est que ce bordel dans l’ascenseur, l’entends-je s’exclamer, qui a retiré les boutons ?

Je n’attends pas d’en entendre plus et je monte à pied.

À l’étage supérieur, c’est à dire au rez-de-chaussée, il y a une sorte de fête commerciale, qui ressemble à une réunion tupperware pour jeunes gens de la bonne société.
Jeunes hommes et jeunes femmes en uniformes, partageant – extatiques – leurs expériences d’achats. 
Charriots de petits fours se frayant des trajectoires folles, au risque de me renverser.
Ruée aux ascenseurs et à cet étage il y en a plusieurs et ils possèdent des boutons. 
Que croire ?

Petit déjeuner. 
Café, 100 g de mimolette vieille, 15g de beurre, deux galettes de riz au sarrasin. 
On joue à Dobble avec C. une fois qu’on s’est raconté nos rêves.
Il fait trop froid. Elle est sortie vêtue d’une simple robe d’été et frime sur sa trottinette, comme si c’était une Harley.
J’avais dû rentrer précipitamment du Nord à cause d’une erreur de mixage. 
Le film numéro un était sorti en quadriphonie et non en 5.1 comme il se doit.
Ce matin, rendez-vous sur le plateau d’exposition pour un bounce réparateur.
C’est beau de voir l’image gigantesque dans son format de projection réel, après avoir travaillé sur des timbres-Poste jusqu’ici.
On termine tôt.
Après-midi administratif. Des mails, essentiellement. 
Je vais chercher C. à 16h30. On va acheter une Praluline pour le goûter.
Vers 17h, un saut chez Pelleas, pour le vernissage de R.O.
Ce sont des photos stéréoscopiques. Incroyable comme les clichés pris en Inde ont l’air de dater d’un siècle. Elles raccordent avec les photos de tournage du « Temps retrouvé ».
Sur celles du Vietnam, on voit davantage qu’on a affaire à des corps contemporains.
Les signes sont subtils.
La façon de poser un pied sur la margelle d’une fontaine. 
Le revers d’un jean.
Je ne sais pas.
Il y a de la mangue fraîche et bien mûre. On tape dedans sans se gêner, C., Y. et moi.
On est mal élevé dans cette famille.
Bonjour, au-revoir, on rentre.
À côté, il y a un bar à chats.
C. veut prendre un bain moussant, Y. et moi on « travaille » un peu encore.
Rendez-vous tout à l’heure avec G.C. pour parler de projets éditoriaux.
Remis un disque ce matin à la librairie « Les Cahiers de Colette ». 
J’espérais pouvoir y faire une lecture des audio-descriptions mais C. ne me laisse même pas terminer ma phrase: « pas de musique ici ». 
Pourtant, je pouvais même me passer de musique, mais quand les objections viennent du cœur, il ne faut pas forcer.
Déjeuner: 200g de steak dans l’onglet, une boîte de haricots blancs à la tomate.
La Praluline au goûter, c’est une folie.
Boire davantage d’eau.
P. m’a fait rire avec son idée pour contrôler l’hygiène du cabinet de toilettes des bureaux de la Géode. 
Quelqu’un y avait scotché une affiche imprimée avec un texte du genre « Veuillez laisser ces lieux…etc. » mais rédigée avec une certaine hargne, pas mal d’emphase (« Il est impensable que… »). Et P. d’imaginer un dispositif astucieux qui prendrait une photo des toilettes au moment de l’ouverture de la porte et une autre photo à sa fermeture, l’ouverture de la porte nécessitant l’emploi d’un badge nominatif. Du coup, plus possible de saloper anonymement les toilettes. 
Je réfléchis à un livre qui s’appellerait « dispositifs » et décrirait un certain nombre d’installations fictives, destinées à répondre à des problématiques concrètes rencontrées en telle ou telle occasion semblable à celle-ci.

DINOSAURE GONFLABLE

FOR NO ONE

« Je n’y suis pour personne, dit-elle, pour personne…
– À qui le dites vous ? – demande la voix, l’autre voix, autrefois amie, autrefois aimée.
– À vous, grand sot, mais pour vous je n’y suis pas plus. »

Elle avait fermé la porte dans un grand rire.
Elle avait dit: « je veux pleurer » et elle avait ri.
Elle n’avait pas seulement cherché à donner le change, se sentant seule – même en la présence de l’être autrefois aimé, hier encore peut-être, il y a un instant.
Allait-il s’en mortifier ou s’en trouver grandi ?
Il décida de s’en étonner, ne pouvant faire autrement.

Les yeux noirs et vides, encore comme toujours. 
Les grands yeux riant d’une noirceur vide. Maintenant ils ne voient plus rien, ne peuvent plus rien voir d’autre que le pâle reflet de son propre visage, éclairé à demi par le jour mourant, dans le miroir terne et l’humide désordre de la buanderie. 
Drôle d’idée, cette buanderie. Hors saison. 
Mais ces deux là ne sont pas d’ici.
Ils sont d’une espèce qui parcourt rêveusement la carte du Tendre et bat du pied au clavecin.
Ils sont d’une trempe contrapuntique.
Cadence parfaite. Marche harmonique.

Seules les dents, comme perles, étincellent dans la semi-obscurité, danse de lueurs autonomes.
Sourire qui est d’un collier pour les yeux noirs derrière la cascade des cheveux.
Qui est d’un diadème pour la silhouette drapée d’une simple serviette de bain mais on aurait dit d’une toge. Main crispée au nœud juste sous l’épaule saillante dans le rai bleuté.
Le ronronnement des machines, les perles de buées aux carreaux irréguliers, l’oiseau derrière la branche, le ciel penché, la lune déjà, au-delà l’étang et puis plus rien, le monde.
Elle écarte une mèche des longs cheveux roux et avance dans ce désordre, dans ce brouillard.
Il fait chaud. 
Il règne – oui – une moiteur tropicale dans cette buanderie obscure où seule elle s’est enfermée.
On tambourine à la porte.
On tambourine du bout des doigts. On tapote à la porte comme d’un tambour du bout des doigts.
Et la machine à laver de rouler tambour car voici le cycle d’essorage.
La voix amie, derrière la porte, de l’autre côté, semble prête à s’élever de nouveau.

Elle chante, la voix, un chant d’amour pour personne de même que ne pleure pour personne la splendeur des yeux noirs et vides dans l’ouvert de l’espace. Elle rappelle à l’aimée – car elle demeure l’aimée- la promesse des ans, la promesse des âges et de la main tendue, serrée, caressée. 
Elle, déjà presque buée, presque vapeur.
Il dit: « souvenez vous, nous étions alors comme branches d’un même arbre, doigts d’une même main, pétales d’une même fleur».
Un battement d’ailes dans les combles. Battement synchrone avec le mouvement des longs cils transparents. Colombe, corbeau, hibou, comment savoir ?
Il dit encore: « souvenez-vous, vous m’aviez dit: prenez ma main ».
La silhouette n’a presque plus corps. N’a plus voix. 

Il ne peut ignorer, lui derrière la porte, l’absence manifeste, ne peut feindre de se croire entendu. C’est pour personne, bien sûr, à personne qu’il s’adresse.
Derrière la porte, il glisse contre la paroi, au pied du mur.
Derrière la porte, c’est un couloir sans jour, sous le nimbe glacé des néons.
« Vous m’aviez dit dit: venez, poursuit-il, vous m’aviez dit: ne dites rien et je n’ai rien dit, je suis venu. »
La voix n’est pas recroquevillée, elle est pleine, ouverte, entière, lumière.
Elle ne semble pas s’élever du corps qui s’est affaissé au pied du mur.
Elle semble provenir de tous points de l’espace.
Lui-même surpris de s’entendre.

« Vous m’aviez dit: promenons nous au jardin et allons nous asseoir près de cette source et il y avait eu une source et vous étiez la source, aujourd’hui tarie. »
La buanderie témoigne hors de tout regard de la disparition désormais acquise du corps aux yeux noirs, aux dents étincelantes, aux cheveux roux. Le corps s’est progressivement et décidément dématérialisé et la pièce, à présent tout à fait sombre – le jour étant tombé – s’est emplie de cette absence.

Cela n’empêche pas la voix de poursuivre, ne décourage pas son effort d’évocation.
« Vous m’aviez dit: prenez ces fruits et semez ces semences et m’aviez indiqué le lieu où les mettre en terre. Puis vous m’aviez dit que ces arbres à venir seraient pour nous l’aune et la mesure. Aujourd’hui des arbrisseaux sont venus mais ne peuvent prétendre mesurer les ans. Personne ne se penche dans le jardin pour ramasser les fruits mûrs. Rien n’indique plus le lieu de culture ni l’emplacement de la source. Le vent souffle tristement sur la terre et personne n’adresse de signes vers le ciel. »

Dans le couloir, il se lève. Ombre qui précède l’ombre, il s’est levé, non comme se lève le jour mais comme tombe la nuit. Tout en se levant il tombe et son élévation est en réalité une chute, tout comme sa dissipation – son évaporation à elle – était en réalité une apparition. Ces deux là évoluaient, on vient de le comprendre, sur un plan inversé. Ce qui est inversé n’est pas incompréhensible, il suffit de le retourner et de transformer en bosses les creux. Le malentendu n’en est pas moins total et le mal vu mal dit. Tout cela, c’est lui-même qui se le dit, c’est depuis cet anti-plan qu’il redresse la situation, qu’il prend la distance. Cela n’efface pas les yeux, n’efface pas les traces, les larmes, pour personne. Larmes d’encre, larmes de sang. Il se dit: « il faut en finir » et à cela il sait que tout est fini.

Cette fois ce n’est plus le crépuscule, c’est l’aurore. Il est seul. Abandonné par même l’idée de l’absence.
Il n’y a plus de buanderie. Les portes n’ouvrent que sur des plages battues par les vents.
Il n’y a pas encore de peuple, pas encore d’Histoire.
Cela viendra, est venu, reparti, revenu.
Lui, il guette, il veille. 
Elle n’était pas celle qu’il attendait. Tant pis. Il attendra encore.
Il veillera sur le jardin.
Il y aura de nouvelles sources.
Tout est bon. 

Il voudrait terminer ainsi. Dire « tout est bon » mais tout n’est pas bon. Tout ne peut être bon, même si beaucoup peut-être bon. Il doit y avoir du mal, il faut qu’il y ait du mal pour qu’il puisse être dit qu’il y a du bon.
Il reste tout un jour et toute une nuit assis au pied du mur, concentré sur cette idée.