VINGT ANS APRÈS

C’était en 1998, au Crestet, chez les S.
M. avait préparé des spare ribs et la télé avait été installée dans le jardin.
On avait regardé le match au milieu des grillons, dans la chaleur d’un soir d’été vauclusien.
France-Brésil, c’était.
Trois zéro.
Et puis tout de suite, la campagne avait été comme soulevée par les cris, les klaxons, les clameurs.
La terre avait tremblé.

Aujourd’hui, ça recommençait.
A Paris cette fois.
France-Croatie.
Quatre deux.

Et puis le vacarme, les cris, la joie.
Et l’on était bien content.
Il fallait être bien méchant pour ne pas être content à la vue de tous ces gens contents.
Et puis, ils étaient si sympathiques ces joueurs, cette équipe, ce président, ces roulages de pelle dans la boue, dans la pluie d’or et Poutine sous bottox à mort et la présidente Croate choupinette.

Ils étaient énormément sympathiques tous et il y avait de l’amour.
De la candeur.
De l’amour, de l’humilité, de la gentillesse, de la générosité.
Ca emportait le morceau.

En même temps, comme disait l’autre, ça commençait à faire du bruit tout ça et l’on n’était pas fâché, une fois un hamburger vite avalé, de rentrer dans un Pré si Saint Gervais qu’il y régnait un silence pascal.

Et l’on se disait que c’était bien la victoire, une fois tous les vingt ans, très bien, mais pas trop souvent non plus, parce que ça cassait un peu les oreilles aussi.

Mais ils étaient vraiment beaux et sympathiques, oui.

On se disait, on est en vie, c’est bien.
On se disait, demain les gens feront moins la gueule que d’habitude et c’est toujours ça de pris.
On se disait, je me disais, demain, je reprends.

Demain, je reprends.
Il y avait eu cette interruption, ces cinq jours ailleurs, avec R., en Normandie.
Puis deux jours de mixage au retour, entre feux d’artifices et victoire de la coupe du Monde.

C’était un bel été qui commençait.

C. me manque.
Elle rentre bientôt de colonie de vacances.

Demain, je reprends.
Chantier etc.
Demain.

TERRE BRÛLÉE AU VENT DES LANDES DE PIERRES

C’est un peu comme dans un cauchemar dystopique à la Black Mirror.
Les deux filles ne cessent de chanter cette chanson de Michel Sardou depuis le début des vacances.
Au début c’est sympathique mais cela finit bientôt par porter sur les nerfs.
Et l’intégrale Disney.
Le Roi Lion en boucle.
Inquiétante étrangeté.

J’avais essayé de lire quelques pages de La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq, mais j’étais revenu à Philipp Roth.
Le nihilisme mondain est un travers français que j’ai du mal à supporter, avec le temps, avais-je pensé.
Ce n’était pas idiot, pas trop mal écrit. C’était documenté, il y avait du travail mais un travail de désaffection, de déliaison, de mise à distance.
Etait-ce désaffecté ou affecté, vraiment,  je ne saurais dire, m’étais-je dit. Comment savoir ? Sans projeter, pas possible et projeter hors de question, m’étais-je dit.
Désaffecté pour éviter d’être affecté ? Peut-être, avais-je hasardé.
Mais à quoi bon ?
Tout cela se bornait finalement à constater que l’argent était la seule chose qui compte, avais-je pensé.
Peu ou prou, m’étais-je dit.
Et c’est tout.
C’était un peu radin, m’étais-je dit.
Mais j’étais sans doute injuste et je pense qu’il ne peut rien se dire ou s’écrire de bon dès lors qu’il s’agit de goût ou de parti pris.
Donc, j’avais posé le livre, sans vouloir en penser plus de mal.

Je préfère tout de même la bonne vieille générosité psychologique à l’américaine, avais-je continué, revenant à La Tache.
Il me faudrait  sans doute une voie tierce, m’étais-je dit. 
Une tierce voix.
J’hésite à revenir tout bonnement à la troisième saison de Stranger Things, mais autant ne manger que du chocolat, m’étais-je dit.
Nous avons besoin, d’autres nourritures.
Et puis tout cela inquiète inutilement.
Cela trouble le sommeil.

Besoin de paix.
La paix des Gallois ou celle des rois d’Angleterre…

À L’OMBRE DES EAUX DU LAC TRANQUILLE

Quelqu’un a vidé l’eau du lac du Praz, mainternant c’est un cratère. Étrange vision. Poussière, poussière.
Poussière dans les gonflables.
On préfèrera s’élever vers le petit plan, entre Moriond et dix huit cent cinquante.
Assis à l’ombre, dans la brise du dimanche matin d’après la pluie, j’écris pendant que les filles tirent à l’arc, roulent en quad, marchent sur l’eau dans des bulles de plastique, etc.
Il fait frais, enfin.
Le nez pique toujours un peu, mais j’ai décidé de me passer d’anti-histaminique hier soir, ce qui m’a permis de me réveiller tôt sans fatigue excessive.

Les frelons asiatiques bourdonnent, les mouches agacent, toutes sortes de coléoptères jouent des ailes dans les abats-jours.
Tout est calme, trop calme.
Quelque chose m’angoisse au réveil et je ne sais pas ce que c’est, c’est le propre de l’angoisse.
Sans doute rien, l’idée d’avoir négligé quelque chose.
De l’avoir tant négligé qu’on a oublié ce que c’était.
Et que l’on a oublié que l’on a oublié.

Avant de partir, on était allés, avec R., écouter Y.-N.G. lire un texte de Michel Houellenecq, Rester Vivant, dans un café, le Pas si loin à Pantin. Je me dis qu’Y.-N. est comme Louis Jouvet, par exemple. Pas de naturalisme: il se compose une voix et une posture qui mettent à distance son corps documentaire. Au point que, lorsqu’il dit à une dame qui se trouvait là avec sa fille un peu trop jeune pour se voir infliger un tel texte, « je crois que vous devriez sortir », ces paroles sont prononcées avec une autorité inouie qui provoquent leur exécution immédiate, dans l’ordre et sans discussion. C’est ainsi que parle la loi. Toute pure. C’est beau. Et de temps en temps, ce que j’ai appelé le corps documentaire, mettons le corps familier, fait une timide apparition, dans un sourire, une paupière qui bat, comme pour adoucir les bords du cadre, rire de soi, rire du sérieux que l’on a de soi, sans moquerie et ouvrir à l’après, raccorder l’instant rituel au mouvement du Monde et des vivants. Se souvenir que l’on est vivant, que l’on doit rester vivant et c’est le titre même. Il ne s’agit plus de savoir si l’on est d’accord ou pas d’accord avec le texte, en tant que texte, mais de s’ouvrir à une contemplation qui pourrait être celle d’un lac ou d’un lustre de cristal. L’on contemple, l’on est ensemble au temple. L’on est un pour un instant et on revient à soi, au vent, au soir, à la nuit.

On a aimé les grimaces de Brian Cranston (M. White) dans Breaking Bad, avant de se coucher pour se lever à cinq heures du matin, l’heure à laquelle Michel Serres se sent plus intelligent, pour prendre la voiture (un pot de yoghourt signé Fiat) et sortir de la capitale avant six heures du matin avec deux fillettes endormies à l’arrière.

Et maintenant nous sommes aux alpages.
Le vent fait battre les parasols, les filles évoluent sur le lac dans des bulles de plastique.
J’entends des sploushes et des splashes dans mon dos.