VIOLENCE EN RÉUNION

Un soir à Lille, dans le soleil de juin.
Ca faisait longtemps. C’était une ville oubliée. C’était une ville reléguée.
Y déboucher est une surprise. La retrouver là, tout bonnement.
S’y raccorder.
Reprendre le métro. Porte de Valenciennes, Porte de Douai, Porte d’Arras.
Raccorder les places, les rues, la lumière, les numéros, les portes.

Avec O., on va boire des bières au Triporteur, pendant que M. rejoint ses amies.
On y croise R., un sac sur l’épaule, au bout d’un bâton, on dirait un berger.
Retour d’Athènes.
On y croise M., qui rentre chez elle et qu’on invite pour un verre avant d’aller dîner.
Je reconnais cette ville. Cette ville me reconnaît.
On a donné un coup de frais, un coup de peinture, un coup de briques noires.
Il y a aussi ce drôle d’immeuble avec sa double verrière qui pointe comme d’un nez la contreplongée totale panoramique sur la cuisine suréquipée.
Ca s’embourgeoise dans le sud de Lille.
On retape, on ravale.
On croirait d’un trompe l’œil, les fausses fenêtres.
Sont-ce des bureaux à venir ? Des habitations ?
Une certaine densité, pas trop verticale.
Cinq étages.
Les pallissades.
Le désamiantage.

On va manger des lasagnes végétariennes et boire encore un peu de vin blanc.
O. s’occupe de la substance-temps. D’une perception quantique du temps et des rythmes.
Du rythme comme principe d’accentuation, de tempo qui ne cesse de glisser, d’intervalles microtonaux.
Il fait beau et frais.
À Dunkerque, il faisait même vraiment froid.
D. était parti s’acheter un pull à la pause.

O. me prête des livres mais je les oublie ce matin, la tête en vrac.
Il était allé chercher des pains au chocolat.
On rit dans la lumière, dans l’avenir sombre. 
On rit des requins.
Pour ne pas pleurer.

Ce sont deux jours de réunion.
Hier à Dunkerque, aujourd’hui à Tourcoing.
La ville se présente debout d’une pièce, dans une bouffée de marée. C’est le marché. 
Des arbres ont poussé autour des fontaines.
Les réunions m’en rappellent d’anciennes.
Un peu trop de monde assis sur juste le bon nombre de chaises autour de tables trop longues.
À 10h33, nous en sommes au premier point.

MACROSOMIE COLLAPSOLOGIE

Et puis soudain la météo vous annonce des températures de quarante degrés et vous vous préparez au pire.
Il va falloir faire de l’ombre, du frais, réduire les mouvements.
Vivre tôt, vivre tard, se terrer.
Préparer des glaçons.

Ca ne durera que quelques jours, dit-on.
Bon, ce n’est rien.
Beaucoup de rendez-vous, en ce moment. Beaucoup, beaucoup.
Donc, il faut tout de même bouger un peu, se déplacer un peu.

Les transports en commun sont des lieux hostiles en période caniculaire.
Le vélo n’est plus praticable à Paris, en raison de la pollution.
Anti-histaminiques en continu depuis un mois.
Marcher, si possible et peut-être bientôt avec un masque.

On boycotte les produits chinois.
Ca a un prix. 
Tout devient plus cher.

On passe de KIABI à Petit Bateau.

WAITING FOR THE MAN

J’attends des nouvelles, ça me rend nerveux.
J’attends de l’argent, aussi. Il me faut de l’argent.
Très vite. Beaucoup.
La banque m’a appelé.
Ils s’inquiètent. Ca m’inquiète qu’ils s’inquiètent.
Il n’y a pas de quoi s’inquiéter.
On est en vie. On est en bonne santé. C’est pas la guerre. Les enfants vont à l’école. Il y a du soleil dans le ciel.
Les oiseaux chantent.
Bref.
Tout va bien. On attend l’argent.
On attend des nouvelles.
Mais tout va bien.
Tout va bien se passer.
– Et moi ? Et moi ? – dit une petite fille pendue à mon bras.
– Allons regarder cette série.
– Sérieux ?
– Ben oui…

ÉTERNEL DÉPART

Immédiatement, il cessa de s’intéresser à la question du bonheur. D’abord, parce qu’il faisait froid et ensuite parce qu’il était sorti insuffisamment couvert.

Il avait commandé une lentille de rechange pour l’appareil photo de son téléphone portable, avec un kit de réparation, le tout en ligne, en quelques minutes, tranquillement assis dans l’espace de Co-working de la rue Grenetta, en attendant que les filles aient terminé leur cours de modelage.

Il avait choisi de parler de lui à la troisième personne. Ou plutôt, il n’avait pas choisi: il ne s’agissait plus de lui. Il y avait plusieurs référents à ce « il » à ce « lui ». Cela passait d’un « il », qui était lui, à un autre, qui ne l’était pas, ou plus ou pas encore. Par exemple, lorsqu’il pleut ou bien lorsqu’il faut. Si je dis qu’il est telle heure, ce n’est pas de lui que je parle et « je », c’est peut-être lui, justement.

Le mois de juin est froid, se rappela-t-il. Le mois de juin est généralement froid et pluvieux.
Le mois de mai est froid aussi. Avril est souvent suffoquant.
D’où, sans doute le proverbe: Il ne faut pas se découvrir d’un fil parce que justement, le mois d’avril étant suffoquant, se découvrir est tentant.

Le problème, c’est que les mois de mai et de juin, qui suivent, sont généralement glaciaux. Pour ne pas dire arctiques, se dit-il.  À quelques éclaircies près. « Fais ce qu’il te plaît » doit-être entendu comme un conseil ironique, se dit-il. Fais bien comme tu veux, se dit-il.

Lorsqu’il fait douze degrés, rien ne t’empêche de te balader en maillot de bain, évidemment. Rien, sinon ton propre bon sens, s’était il dit.

Bien sûr,  il y avait le père de L., par exemple, qui, tous les jours de l’année, qu’il vente, grêle, neige ou fasse beau, portait la même chemise de bûcheron, assez largement ouverte au col, manches relevées jusqu’aux coudes, se dit-il. Et je ne me souviens pas l’avoir vu, ne fut-ce qu’une seconde, esquisser la moindre grimace, en aucune circonstance, pas même lors des plus terribles froids, se dit-il.

Mais c’était une exception.

Il y avait ce moment décisif où l’on quittait les chaussures fermées pour les sandales, où l’on cessait de mettre des chaussettes. Et ce moment reculait de plus en plus tard. Nous étions en juin – en juin bien frappé – et chaussettes dans chaussures fermées demeuraient de rigueur.

Il était allé voir, avec R., le dernier film d’A.C. hier soir et en sortant, vers vingt deux heures trentes, il faisait froid et humide. Le film n’était ni gai ni triste mais il y était question de mort, essentiellement. Et la journée n’avait pas été facile non plus. Il y avait eu des épisodes, des déconvenues, des inquiétudes, des motifs d’angoisse mais il n’était pas homme à se laisser abattre pour si peu.

En rentrant, ils se préparèrent des fusili complètes biologiques à l’arrabiata, R. ayant attrapé un poivron rouge à l’étal de l’épicerie en bas.

À l’instant encore, il pleut.

Puis juillet sera chaud et souvent couvert. Août tiède et pluvieux. Septembre médiocre. Octobre certainement assez beau et chaud et la chaleur durera peut-être jusqu’à mi-novembre. Ensuite, décembre sera vraisemblablement tiède et pluvieux. Janvier maussade et modérément froid. Février assez froid avec du beau temps. Mars  glacial avec quelques beaux moments et hop, l’on se retrouvera en avril et sa canicule.

Une longue et morne saison. Tiède et humide, avec quelques coups de vent.

NOTE POUR PLUS TARD PEUT-ÊTRE

On ne les voit pas toujours entrer dans le métro ou dans le bus. Ils se matérialisent soudain devant vous. S’intercalent entre vous et le plan que vous êtes en train de consulter. Semblent volontairement vous empêcher de lire. Suivent vos mouvement comme en vertu d’un automatisme. Ils ne paraissent jamais vous accorder un regard et vous maintiennent strictement dans la limite périphérique de leur champ de vision, aux abords de la patate oculaire. Ils ont l’œil morne, la lèvre épaisse et tombante et ne peuvent entièrement se départir d’un sourire triste qui brise la symétrie de leur figure. 

Ils s’affaissent suivant cette ligne de faille. Ils glissent lentement le long d’une barre ou d’un siège qu’ils étreignent fermement, bien que sans force. Ils glissent et se rattrapent d’un même mouvement, épousant la vague. Ils ne cessent de glisser, de se rattraper, de sourire, de vous maintenir en limite de champ. D’épouser comme par automatisme le moindre de vos mouvements pour vous empêcher de lire le plan, la carte, d’échanger des regards ou même de vous regarder dans la vitre noire, le miroir sombre.

Vous ressentez de l’hostilité. Un flux massif d’hostilité. Mais comment savoir si celui-ci se constitue contre vous en particulier et non pas plutôt de manière globale,  indifférenciée, et tout aussi bien à l’égard de n’importe qui, à cet instant, se trouverait précisément assis à votre place -si vous êtes assis, debout à votre place – si vous êtes debout ? 

Vous vous dîtes que c’est ridicule. Que cet être inerte n’a aucune raison de vous manifester de l’hostilité. Ne peut à raison vous en vouloir d’être. Et pourtant c’est ce que vous ressentez clairement, sans erreur.  Il ou elle vous en veut d’être. Pas seulement d’être là. D’être, tout court. D’exister. Cette hostilité demeure passive et ne se manifeste concrètement que par les mouvements automatiques de ce  corps dont vous vous demandez bientôt s’il s’agit d’une réalité objective ou d’une hallucination. Et le plus grave c’est que cette hostilité commence à vous gagner. Qu’il ne s’en faudrait pas de beaucoup pour que vous mettiez, à votre tour, à concevoir, à l’égard de ce corps penché, une forme d’hostilité muette et aigüe. 

Ce corps et le flux supposé d’hostilité qu’il vous manifeste n’ont pourtant pas de réelle importance à vos yeux. Vous les aurez oublié en quittant ce moyen de transport transitoire. Leur souvenir se dissoudra dans le bruit, la puanteur, la chaleur, les mouvements, la torpeur ou le stress de cette translation quotidienne.

Pourtant, alors que vous marcherez dans les couloirs, traînant impatiemment derrière d’autres corps trop lents, dolents ou indolents, vous reviendront en mémoire certains détails. Le rouge d’une capuche. Un froncement de sourcils. L’arc oblique d’un regard. Ces images vous poursuivront avec cette question: à quoi les inertes opposent-ils leur inertie ? Ou encore: à quoi les résistants opposent-ils leur résistance ?

Vous vous demanderez si ce corps, qui a poursuivi le trajet alors que vous le quittiez, aura reporté sur un autre l’hostilité qu’il vous destinait. Et serez vous bien sûr que cette hostilité, non seulement vous était destinée, mais était bien vraiment de l’hostilité au juste ? N’était-ce pas seulement, peut-être, de l’indifférence ? N’étiez vous pas tout simplement transparent à ces yeux vagues, à ces lèvres pendantes, à cette silhouette molle ? N’étiez vous pas seulement inexistant à ces yeux-là ? Et, partant, en vertu de cette tendance excessive à l’empathie qui vous caractérise, n’étiez vous pas, en cet instant, indifférent à vous-même, hostile à votre propre inexistence ?

Vous n’y pensez pas longtemps, mais peut-être pourtant assez, pour le noter quelque part, dans un coin de votre mémoire. Et peut-être reviendra-t-il en rêve, cet inerte ? Cet inerte et ses semblables.

JE NE SAIS PLUS TROP QUOI

J’en voulais beaucoup à la Chine pour le trafic d’organe des prisonniers politiques et autres soi-disant dissidents, ouigours, etc.
Dire que je lui en voulais beaucoup est une litote.
Je vomissais la Chine, je hurlais la Chine, je pleurais la Chine, je fulminais la Chine.
Et ça lui faisait une belle jambe.
Et le Monde continuait de tourner et les ordures cyniques à découper les hommes vivants en pièces détachées. Et d’autres ordures cyniques de les acheter pour se les faire greffer. Et d’autres ordures cyniques de fermer les yeux pour ne pas compromettre le bon déroulement des flux d’import / export.
Tremblements d’effroi.
Entre autres.
Là c’était la Chine, mais il y avait d’autres exemples.
On trouvait facilement d’autres exemples.
Je ne vais pas me mettre à chercher d’autres exemples, parce qu’on ne dormirait plus.

Alors je n’arrivais plus à penser à autre chose. C’était paralysant.
C’était à ne plus vouloir en être, de cette espèce dite humaine.
C’était à ne plus vouloir avoir commerce avec.
Mais comment faire ?

Alors j’y pense et puis j’oublie.
Et la caméra de mon téléphone est cassée.