NOTE POUR PLUS TARD PEUT-ÊTRE

On ne les voit pas toujours entrer dans le métro ou dans le bus. Ils se matérialisent soudain devant vous. S’intercalent entre vous et le plan que vous êtes en train de consulter. Semblent volontairement vous empêcher de lire. Suivent vos mouvement comme en vertu d’un automatisme. Ils ne paraissent jamais vous accorder un regard et vous maintiennent strictement dans la limite périphérique de leur champ de vision, aux abords de la patate oculaire. Ils ont l’œil morne, la lèvre épaisse et tombante et ne peuvent entièrement se départir d’un sourire triste qui brise la symétrie de leur figure. 

Ils s’affaissent suivant cette ligne de faille. Ils glissent lentement le long d’une barre ou d’un siège qu’ils étreignent fermement, bien que sans force. Ils glissent et se rattrapent d’un même mouvement, épousant la vague. Ils ne cessent de glisser, de se rattraper, de sourire, de vous maintenir en limite de champ. D’épouser comme par automatisme le moindre de vos mouvements pour vous empêcher de lire le plan, la carte, d’échanger des regards ou même de vous regarder dans la vitre noire, le miroir sombre.

Vous ressentez de l’hostilité. Un flux massif d’hostilité. Mais comment savoir si celui-ci se constitue contre vous en particulier et non pas plutôt de manière globale,  indifférenciée, et tout aussi bien à l’égard de n’importe qui, à cet instant, se trouverait précisément assis à votre place -si vous êtes assis, debout à votre place – si vous êtes debout ? 

Vous vous dîtes que c’est ridicule. Que cet être inerte n’a aucune raison de vous manifester de l’hostilité. Ne peut à raison vous en vouloir d’être. Et pourtant c’est ce que vous ressentez clairement, sans erreur.  Il ou elle vous en veut d’être. Pas seulement d’être là. D’être, tout court. D’exister. Cette hostilité demeure passive et ne se manifeste concrètement que par les mouvements automatiques de ce  corps dont vous vous demandez bientôt s’il s’agit d’une réalité objective ou d’une hallucination. Et le plus grave c’est que cette hostilité commence à vous gagner. Qu’il ne s’en faudrait pas de beaucoup pour que vous mettiez, à votre tour, à concevoir, à l’égard de ce corps penché, une forme d’hostilité muette et aigüe. 

Ce corps et le flux supposé d’hostilité qu’il vous manifeste n’ont pourtant pas de réelle importance à vos yeux. Vous les aurez oublié en quittant ce moyen de transport transitoire. Leur souvenir se dissoudra dans le bruit, la puanteur, la chaleur, les mouvements, la torpeur ou le stress de cette translation quotidienne.

Pourtant, alors que vous marcherez dans les couloirs, traînant impatiemment derrière d’autres corps trop lents, dolents ou indolents, vous reviendront en mémoire certains détails. Le rouge d’une capuche. Un froncement de sourcils. L’arc oblique d’un regard. Ces images vous poursuivront avec cette question: à quoi les inertes opposent-ils leur inertie ? Ou encore: à quoi les résistants opposent-ils leur résistance ?

Vous vous demanderez si ce corps, qui a poursuivi le trajet alors que vous le quittiez, aura reporté sur un autre l’hostilité qu’il vous destinait. Et serez vous bien sûr que cette hostilité, non seulement vous était destinée, mais était bien vraiment de l’hostilité au juste ? N’était-ce pas seulement, peut-être, de l’indifférence ? N’étiez vous pas tout simplement transparent à ces yeux vagues, à ces lèvres pendantes, à cette silhouette molle ? N’étiez vous pas seulement inexistant à ces yeux-là ? Et, partant, en vertu de cette tendance excessive à l’empathie qui vous caractérise, n’étiez vous pas, en cet instant, indifférent à vous-même, hostile à votre propre inexistence ?

Vous n’y pensez pas longtemps, mais peut-être pourtant assez, pour le noter quelque part, dans un coin de votre mémoire. Et peut-être reviendra-t-il en rêve, cet inerte ? Cet inerte et ses semblables.