PRÉCIPITAMMENT

Ca se précise. 
Rendez-vous décisif lundi matin pour l’achat du local de Montreuil. Je visite encore deux ou trois appartements, histoire de vérifier que j’ai bien raison de faire ce choix là.
Ca urge pour la déclaration contrôlée. C’est à dire que j’ai un mois de retard.
Avec la Maison des Artistes, c’est mieux, c’est deux ans de retard que j’ai.
Et, à l’école, c’est le coup de feu.
Donc ça se précipite.
Globalement.
Je regarde des tutoriels et des tutoriels pour savoir à quoi m’en tenir, en terme d’isolation phonique, etc. Il va y en avoir pour bonbon en travaux, je le sens.
Là j’ai dû sur le pouce aller chopper une Motu Ultralite Mk3 d’occase pour aller travailler au mixage en 4.1 à la Cité des Sciences.
Pour l’instant, on s’est mis à regarder les chauffe-eau solaires.
Tempêtes sous nos crânes.

L’ ALCOOLISME C’EST TRISTE

Rien à faire, à Lille on boit et c’est comme ça.
La dose limite, pour moi, c’est huit verres. Je veux dire avant d’être malade.
Évidemment, je parle de huit verres consécutifs sans manger dans une assez courte temporalité.
La plupart de temps, à Lille, on se couche à 5 ou 6 verres.
C’est déjà beaucoup.
Surtout avec cette manie de servir des pintes d’un demi-litre qui sont déjà bien plus que des verres. La matinée fut brumeuse, le réveil vaporeux, le café une question de survie.
Pas possible non plus d’écrire tout en tenant permanence à la bibliothèque et c’est très bien aussi d’être sans arrêt sollicité par les élèves. C’est plus intéressant que de remplir d’interminables pensums pour la DRAC.
Mais bref, l’heure du 18h32 pour Lille s’approche (s’il n’y a pas encore une grève) et je n’ai pas eu le temps d’écrire un mot.
On remet à plus tard.

AVANT L’HEURE

GOOD DAY SUNSHINE

L’homme qui n’a pas de nom ouvre les yeux et se souvient du rêve chinois, puis il voit qu’il y a du soleil et se dit que c’est une belle journée.

Rien ne le retient au lit ni ne l’appelle dehors. On peut véritablement dire qu’il prend la décision de se lever et il n’aime rien tant qu’une décision souveraine prise de bon matin.

Mais avant de la mettre à exécution, il se demande d’abord s’il va bien ou s’il se trouve souffrant. Ne pouvant départager, il se dit qu’il se trouve dans un état intermédiaire entre la pleine santé et la grande maladie et se dit que cet état lui convient, après tout. A-t-il le souvenir de s’être un jour éveillé en pleine santé ? Sans doute, mais, mettant en doute la réalité de la chose et l’exactitude du souvenir, tant nous sommes portés à enjoliver ce qui est passé, il se dit que du moment qu’il ne peut nommer les maux dont il souffre – car l’on souffre toujours un peu au réveil, même infiniment peu – alors autant appeler cela la bonne santé. 

Le rêve lui a remis en mémoire que – dans les temps anciens qui s’étendent du XVIIe siècle avant notre ère à la fin de l’ancien régime – chaque journée de l’empereur de Chine était consignée simultanément par deux scribes dans deux mains courantes parallèles, dont une synthèse était ensuite reportée dans un journal, le véritable journal de l’empereur, qui ne pourrait être ouvert avant l’avènement de la prochaine dynastie. 

Mais, c’est encore pire, se souvient-il à présent, se remémorant les détails d’un texte lu quelques temps auparavant, car ledit journal une fois ouvert ne pourrait faire l’objet d’une diffusion aux historiens qu’à l’avènement de la dynastie suivante et certaines dynasties, comme celle des Shang, pouvaient durer plus de dix siècles, même si celle des Zhou de l’Est avait duré moins longtemps, beaucoup moins longtemps.

L’homme qui n’a pas de nom se sachant le sujet d’un récit, il décide qu’il est temps tout de même de se donner un nom et donc il se donne un nom. Il se donne pour nom le mot qui, dans sa langue elle-même sans nom, désigne « celui qui n’a pas de nom » et d’une manière générale tout être ou chose innommé. Ainsi, il se donne pour nom « celui qui n’a pas de nom » et ainsi nous pouvons sans erreur continuer à l’appeler « l’homme qui n’a pas de nom ». 

Et s’étant donné un nom, tout en se remémorant le rêve chinois, constatant que le soleil brille déjà haut dans le ciel, il se dit en lui même:

« L’heure n’est pas au regards tournés vers les cimes,
L’heure est au balayage des eaux du lac tranquille. »

Caressant cette pensée, il descend les escaliers pour prendre son petit-déjeuner.

Tandis que coule lentement le café dans la cafetière dont il se dit chaque matin qu’il faudrait la détartrer tant est longue la préparation du café, il se souvient que les historiens chinois des temps anciens se trouvaient dans l’obligation de faire coïncider les mouvements dynastiques avec les grands mouvements cosmiques, l’homme étant à l’imitation du ciel et de la terre. Et pour que cette coïncidence se réalise, il fallait nécessairement que les mouvements successif des cinq vertus épousassent soit le mouvement des victoires mutuelles des cinq éléments les uns sur les autres, soit le mouvements des engendrements mutuels des cinq éléments les uns par les autres.

Il y avait donc deux écoles: l’école des engendrements et l’école des victoires. L’existence de ces deux thèses incompatibles, voilà qui créait une véritable difficulté, car du choix de l’une ou l’autre dépendaient les vertus que l’on devait prêter aux dynasties en raison des mouvements cosmiques dont chacune d’entre elles se trouvait contemporaine et médium. Car il faut véritablement considérer l’empereur d’abord et avant tout comme un corps céleste.

Alors qu’il pense aux mouvements cosmiques et tandis que gargouille interminablement l’eau dans la cafetière entartrée, tandis que le soleil décidément s’élève dans le ciel, il sort un petit carnet du tiroir de la table de la cuisine et inscrit les lignes suivantes, à la suite d’une liste de courses à faire:

« L’heure n’est pas à l’imitation virile de nos aînés,
L’heure est à l’oubli du vent. »

Il pose le stylo devant lui sur la table et prend un temps pour réfléchir à ce qu’il vient d’écrire.

Il se souvient des cinq éléments cosmiques – dans l’ordre bois, feu, terre, métal, eau, mais il ne peut se souvenir des cinq vertus correspondantes dans l’ordre, ni même dans le désordre. Il se souvient de la première vertu, celle du bois,  le sens d’humanité et de celle de l’eau, le sens de la raison, car un horoscope lui avait appris qu’il était nanti de ces deux vertus, ou plus exactement porté à privilégier les éléments bois et terre et à devoir se méfier des éléments métal et feu, qui lui étaient néfastes, la terre s’avérant neutre pour lui.

L’homme sans nom entre dans la rêverie du bois et de l’eau.
Le bois et l’eau, lui avait-on appris, favorisaient les carrières intellectuelles, celle de professeur par exemple et il était justement professeur à l’Institut National de Chimie, et même, depuis quelques années, promu au rang de titulaire de la chaire des études thermodynamiques de cette honorable institution. Il lui avait été recommandé, en revanche, se tenir à l’écart des carrières industrielles, commerciales et des métiers de la construction, domaines du feu et du métal et, sans forcer sa nature, il s’en était tenu à l’écart.

Pour sa gouverne il va dans la bibliothèque quérir « La pensée en Chine aujourd’hui », ouvrage réalisé sous la direction d’Anne Cheng, dans la collection Folio essais et y lit à la page 59 la correspondance entre éléments et vertus: « (…) cinq principes de la moralité – le sens de l’humanité, le sens du devoir, le sens des rites, le sens de la raison et le sens de la loyauté – [reliés] aux cinq agents cosmiques primordiaux – le bois, le feu, le métal, l’eau et la terre.(…) ».

En buvant son café, qui avait finit par passer comme il se doit, il s’interroge sur le sens du devoir, le sens des rites et le sens de la loyauté. Le sens des rites lui semble le plus étranger et pourtant boire son café le matin n’était-ce pas là un rite ? Pouvait-on parler de rite, en l’espèce ? Un rituel, plutôt, se dit-il. J’ai le sens du rituel, finit-il par conclure. Un rite, c’était tout de suite quelque chose de guerrier, de sanglant et d’un ordre collectif, se dit-il, un rituel c’était quelque chose de simple, de quotidien et de personnel: « mon café est donc bien de l’ordre du rituel ». Buveur de thé, il aurait peut-être parlé d’un rite du thé, mais buveur de café, il en allait tout différemment.
Et il boit un trait de café brûlant, allume une cigarette et se perd dans la contemplation de la fumée, dense dans le rai de lumière où flottent aussi des poussières.

Contemplant fumée et poussières dans le soleil, il sent venir une nouvelle phrase, qu’il s’empresse de noter à la suite de la première dans le petit carnet.

« L’heure n’est pas à la pierre selon l’ordre, sous le ciel,
L’heure est aux éclats de rire des enfants. »

Et tout en traçant ces lignes, il se prend à penser de nouveau au métal. 
Il faut arrêter de fumer, se dit-il, car l’horoscope était formel: trop de métal dans les poumons. 
De là, mes maux sans nom, se dit-il. 
Si je me débarrassais définitivement de tout ce métal dans mes poumons, se dit-il, peut-être m’éveillerai-je encore quelques années dans un état de parfaite santé ? Et puis ce n’est pas tout, se dit-il, en éliminant un besoin, en éliminant le besoin de nicotine, il éliminerait par suite d’autres besoins – celui du café, par exemple – et avancerait ainsi plus avant dans la voie du bois et de l’eau. 

Mais, se ravisa-t-il immédiatement, renoncer au café et à la cigarette n’est-ce pas perdre en humanité ? 
Ce café et cette cigarette ne me raccordent-ils pas à mes semblables, mes frères ? En y renonçant, ne suis-je pas en train de me fourvoyer et d’adopter une attitude hautaine à l’égard de la vie elle-même aux profits des chimères irréelles? Ne suis-je pas en train de succomber au charisme de l’ascèse ?

Il se lève et va vers la fenêtre.
Mais de quel genre de fenêtre? 

Tout regard sur le Monde contient le Monde tout entier, tout fragment suppose la totalité. Il était au Monde et cela nous convenait mais soudain il devient nécessaire de préciser. Il devient utile d’apporter quelques informations.

On imagine une maison ou un appartement à plusieurs étages. 
Ou bien – c’est une décision que je prends à l’instant même parce qu’il m’appartient de la prendre, quoique j’aurais pu la laisser ouverte à l’imagination – il possédait, dans un même immeuble, deux appartements, séparés entre eux par un étages, deux volées de marches et un entresol et donc, formellement, deux escaliers. En haut, la chambre, le bureau, le cabinet de toilette, les livres, documents et instruments nécessaires à son étude. En bas, la cuisine, le salon et d’autres livres nécessaires à son agrément.

C’était dans ce salon qu’il était aller quérir le livre tout à l’heure et il le tenait toujours à la main.

L’immeuble se situe dans une rue tranquille à la périphérie d’une petite ville sans nom de ce pays sans nom.
Et c’est donc sur cette rue tranquille que donne la fenêtre vers laquelle il s’était dirigé, après s’être levé.
Cette fenêtre par laquelle entrait les rayons du soleil dans lesquels dansaient poussières et fumée.

Contemplant la rue paisible, totalement inconscient du fait qu’il tient encore à la main le livre, il forme en lui-même une nouvelle phrase, se promettant de la noter aussitôt dans le petit carnet, toujours posé sur la table:

« L’heure n’est pas aux fronts larges et sévères,
L’heure est aux courbes déliées. »

Il se demande ce qui le raccorde au soleil, au rêve chinois et quelle pouvait être la loi secrète qui commandait aux enchaînement des phrases. Il se souvient qu’une telle loi existait au cœur de son rêve. Il se souvient que cette loi empruntait, semblablement à la représentation traditionnelle de l’échelle temporelle historique, la forme d’une spirale centrifuge aux marquages rythmiques signalés d’un caractère chinois. 
Il se souvient d’avoir ressenti un mélange de plaisir et de culpabilité en manipulant cette loi qui lui donnait accès à des blocs de sens formés pour lui, pour lui seulement et ne faisant sens que par lui, pour lui et en lui.

La rue tranquille n’est pas si tranquille si on l’examine avec attention. Des êtres s’y agitent avec une infinie lenteur et un regard patient y eût décelé plus que du mouvement. C’est de ce genre de regard patient dont se sent aujourd’hui capable l’homme sans nom, dans le soleil, tandis que le soleil passe d’une partie du ciel à l’autre, traversant bientôt la pièce et projetant les ombres dans le sens inverse, avec une rapidité surprenante.

« L’heure n’est pas à la vaste campagne sous les orages,
L’heure est aux gestes furtifs et aux scintillements. » 

Les intervalles, en réalité de plus en plus longs, sont perçus par lui comme de plus en plus courts. C’est ce dont le jeu de la lumière, le mouvement de la rue, sa propre immobilité l’a progressivement rendu conscient. Cela ne va pas vers la réalisation d’un récit ou d’une parabole utilisable par autrui, mais va pour lui vers plus de sens.

« L’heure n’est pas à la rigoureuse profondeur,
L’heure est à la douce légèreté. »

Bientôt il n’y aura plus la perception d’un intervalle, la durée se sera comme volatilisée. Bientôt il n’y aura même plus communication de cet état à un tiers et l’on sera comme brusquement ramené au blanc, à la lumière, comme avalé par le soleil.

« L’heure n’est pas à la l’offrande du sang dans le soleil,
L’heure est à la progression lente sous les nuées. »

Bientôt, il y aura rencontre totale et cosmique. Bientôt l’on saura s’il convenait de privilégier les engendrements ou les victoires. Bientôt il y aura un grand sourire suspendu dans la lumière.

La bouche s’ouvre, se ferme. Les yeux s’ouvrent, se ferment. L’air entre, sort. La lumière.

JE REPRENDS

LOVE YOU TO

Le rideau est tiré. On a tiré sur le rideau. J’ai tiré le rideau. 
On dit le rideau, tu dis le rideau mais c’est d’un voile qu’il s’agit. À peine déposé, à peine jeté.
Il ne pèse pour ainsi dire rien; il tourne. Comme l’on dit d’une robe. Comme, princesse, tu faisais tourner les tiennes. J’ai tiré comme sur le ruban d’une toupie et ce n’est pas le voile qui s’est alors mis à tourner mais le monde entier, autour de ton corps, qui s’est enroulé, déroulé, enroulé, déroulé.

Je reprends. Comme toujours tu me dis: « reprends » et je reprends. Mais cela ne te suffit pas. 
Il faut que je dise « je reprends » et alors tu ris, c’est une cascade de grelots qui m’étourdit, tu ris et tu m’interromps et tu me dis: « reprends » et je reprends. 
Mais cela ne te suffit pas et il faut que je dise « je reprends ». 
Alors je dis « je reprends » et cela déclenche la cascade de grelots et alors tu lèves la main très haut et tu tournes autour de moi (ou est-ce moi qui tourne ?) et tu dis « reprends ».

Je reprends.

J’ai oublié de dire le souffle initial, un léger balancement dans le vent, un grésillement, transitoire. Un grésil de lumière. Passage, transition, avant formation du voile par sublimation des grains de lumière. 
La lumière précipite. 
On parle d’un rideau parce qu’il me faut tirer dessus de toutes mes forces avant qu’il ne s’évapore. Tirer de la masse quasi nulle de particules presque immatérielles la force mécanique nécessaire à la rotation du monde. 
Et déjà tu t’apprêtes à dire « reprends » alors que je n’en suis qu’à prendre prise sur le rideau a-demi évaporé. Cela s’éclaire. L’enchaînement des forces devient lisibles à mesure que nous comprenons – que je comprends – que tout cela est simultané, de tout temps. 
On ne comprend l’enchaînement qu’en posant qu’il n’y a pas d’enchaînement, que tout arrive en même temps, que tout est arrivé, arrivera toujours en même temps. Je reprends parce que je ne puis que reprendre et cela te fait rire. Je ris et m’inquiète de ce rire.Toi, tu ne t’inquiètes pas. Tu ris. Je ris et je m’inquiète. Est-ce la rotation qui éloigne de toi l’inquiétude ? Ne suis-je pas, moi-même, pourtant, pris dans cette rotation ? 

Moi aussi, je lève haut la main. Je dis: « je reprends » et je ris. Tu me dis: « reprends » et je reprends. 
Tout se met à tourner et tout s’arrête de tourner exactement au même instant. Mais il n’y a pas d’instant. Il n’y a pas non plus de durée et il n’y a pas d’étendue. Tu ris de ma naïve découverte dont tu es toute pétrie, avec laquelle tu ne fais qu’une. Tu es donc ma naïve découverte et tu ris. Et ma naïve découverte se découvre dans ce rire. Les temps sont rebattus, redistribués, cela s’éclaire, oui, cela tourne rond.

Et je ne fais qu’un avec ma naïve découverte et je ne fais qu’un avec le rire que provoque la découverte de ma découverte. Et pourtant, une inquiétude. Le voile est fait d’une inquiétude. Ou, plus précisément le voile est agité d’une inquiétude. L’inquiétude est le principe moteur du voile (du rideau). L’inquiétude est ce qui se trouve pris entre le grésil et son évaporation. Elle est l’évaporation et elle est le grésil (de lumière). Mais elle est aussi le rire, la cascade, les grelots.

Elle est conscience que tout est présent sans que tout ne puisse s’embrasser d’un regard. Seuls, nous ne sommes pas seuls. Il n’y a pas de centre, puisque tout est centre et que donc rien n’est centre. Seuls repères: le voile, le rire, la rotation du monde, l’inquiétude. 

Je reprends. Sans mon inquiétude, il ne pourrait y avoir ton rire. Mon inquiétude se substitue à ton rire qui se substitue à mon inquiétude.

Je n’avais pas prévu une chose cependant: l’accélération. Cela accélère, cela procède d’une accélération continue. Or, cette accélération, comme le reste, n’a pas de début, n’a pas de fin, doit donc pour cela, comme une spirale, accélérer tout en décélérant mais je ne perçois jamais que l’accélération, pas la décélération. Ou bien, la décélération est-elle le point aveugle que recouvre l’inquiétude ? Est-elle aussi ce qui se dissipe à mesure que le rideau (le voile) se dé-constitue et se reconstitue ? Est-elle ce qui se défait dans ton rire, ce qui choit dans la cascade des grelots (qui pourtant, également, logiquement, comme la main, s’élève) ? Et si la main s’élève quand retombe-t-elle ? car, pas plus que je ne ressens l’accélération, je ne vois la main retomber. Toujours, elle s’élève, toujours le rythme s’accélère. Il faudrait dire comment se marque le rythme. De quelle pulsation. La vibration du rire dans l’air glacé de lumière. La vibration du rire, la fréquence fondamentale et tous les harmoniques de ce rire sont un sous-multiple inverse entier rationnel de la longueur d’onde des rayons de lumière. Le rire est l’exacte réplique du mouvement des photons et il s’égrène et se reconstitue comme le voile (le rideau) s’évapore en apparaissant tandis que je tire et que tu me dis, en riant: « reprends ».

Je reprends. Je dis « je reprends » et je ne m’arrête pas de dire « je reprends » ceteris paribus. Mais rien ne change et tout en reprenant je cesse de reprendre et m’apprête à reprendre. Le rire tout en s’éteignant s’allume et le rideau (le voile) tout en s’évaporant commence à apparaître. Tout commence et tout finit mais de cette fin nous ne percevons que le commencement, de ce commencement que sa fin et cela sans pouvoir tout embrasser d’un seul regard, car nous ne sommes pas seuls tout en nous trouvant pourtant comme isolés. Tu ris et tu sembles comme dans une distance et pourtant nous nous touchons et ne faisons qu’un. Nous nous touchons et pourtant un voile est tiré, que je tire et ce voile te découvre à moi et cette découverte (naïve) provoque ton rire qui suspend mon geste et alors tu me dis: « reprends » et je reprends mais cela ne te suffit pas.

Puis, lumière, photons nous sommes et nous sommes le rire et nous sommes le voile et nous sommes l’accélération et nous sommes le monde qui tourne et nous sommes le centre et nous sommes la main qui se lève et nous sommes la découverte naïve et nous sommes le rythme et nous sommes devenus et tu dis « reprends » et c’est moi qui dis « reprends » et c’est moi qui rit et c’est moi qui lève la main et c’est toi qui, inquiète, dit: « je reprends ». Mais cela ne me suffit pas. Je reprends.

Cela pourrait m’inquiéter, nous inquiéter, t’inquiéter mais aussi cela ne dure pas, le voile s’écarte, s’évapore, se dissout, cela a tourné, s’est accéléré, les temps ont été redistribués et il nous est apparu que tout cela avait lieu sans avoir lieu, dans une durée qui n’est pas au temps. Dans une étendue n’est pas à l’espace. Cette découverte naïve, qui te fait rire n’a pas arrêté le temps, n’a pas annulé l’étendue, n’a pas rendu possible que tout soit là, que tout arrive au même moment et le temps de nouveau a eu lieu et le lieu de nouveau s’est repositionné dans une étendue. Tu as levé la main très haut et la main est retombée. Tu m’a dis: « reprends » et j’ai repris mais maintenant je cesse de reprendre et tu ne ris pas. Maintenant je repose le voile. Le rideau retombe. La main retombe. La rotation achève son dernier cycle avant de repartir plus loin depuis un autre centre. C’est le monde qui reprend. Ce sont les particules de lumière qui se conglomèrent et s’affaissent en un lourd rideau. Le voile du monde s’étend sans bruit sous nos pieds et nous nous embrassons dans une douce lumière en sachant qu’il y aura une nuit, qu’il y aura un matin. Et si tu me dis:  « reprends », je reprends le voile et je dis: « je reprends » mais cela ne te suffit pas. Cela ne peut te suffire et rien ne peut suffire et c’est pourquoi il faut laisser fuir l’inquiétude et rester blottis, serrés, dans l’étendue, dans le temps, roulés, déroulés, serrés, riants.

UN DIMANCHE DE PLUIE

Parfois écrire des choses insignifiantes, il n’y a rien de mieux.
Et on découvre ensuite qu’elles étaient essentielles.
Le plus affreux, c’est lorsqu’on doit essayer d’écrire des choses intelligentes.
Alors là, autant aller se coucher.
En tout cas, si l’on arrive pas à faire autrement, au moins ensuite avoir le courage de tout effacer et de ne rien en garder.
Mais le mieux, le plus agréable, le plus sain, c’est de ne jamais se mettre dans une telle situation. Ne jamais se donner pour objectif d’écrire quelque chose d’intelligent.
Surtout jamais.
Trouver d’autres voies, d’autres motivations, d’autres stratégies.

Hier après-midi, par exemple, il y avait deux anniversaires d’enfants, deux copines de C. qui fêtaient leurs sept ans.
Le matin, nous étions allé acheter les cadeaux d’anniversaire et l’après-midi, Y. avait emmené C. d’un anniversaire à l’autre, pendant que je travaillais avec P.
Troisième film. Pollution, environnement, gaz à effet de serre, trafic. 
La bande son est assez flippante à elle-seule. J’aime bien.
Il y a des drones et l’acmé sur Peshawar, l’enfer sur terre.
Le soir j’avais rejoint l’apéro dinatoire donné par les A., comme suite à l’anniversaire de L. et nous y sommes restés un peu tard.
Ce matin, piscine, avec L. de 10h30 à 11h30. 
Ensuite, on fait trois courses et on rentre déjeuner à la maison.
Je zone un peu en début d’après-midi, avant de rejoindre P. vers 15h.
On travaille jusque vers 19h puis un petit verre de Côtes de Gascogne à la Chaufferie et back home pour le dîner.
De la lotte et des pommes de terre.
La lotte, je pense qu’il faut un peu la cuisiner pour qu’elle s’exprime. Là, c’était un peu rude. Un peu poiscaille. Mais pas mauvais. 
Il faudrait pouvoir écrire comme pour ne pas être lu. Simplement pour mettre à plat, laisser advenir la pensée. Ne pas se préoccuper de préserver qui que ce soit. Ne pas se soucier de débattre. Simplement préciser, mettre une brique puis une autre.
Il faudrait pouvoir bénéficier du calme nécessaire, de la concentration nécessaire, de la disponibilité mentale nécessaire.
Se mettre en condition.
Déjà se mettre en condition serait beau.
Ne plus se préoccuper du bruit, des débats, de l’insignifiance globale.
Reprendre le langage au point où il s’est délité.
Reprendre langue.
J’ai besoin d’un endroit pour travailler.
Il me faut un lieu, un bureau, avec de la lumière, de l’espace (vingt ou trente mètres carrés même si je préfèrerais deux cent), le droit d’y faire un peu de bruit et d’une manière générale d’y faire ce que je veux, quand je veux.

SAVOIR VIVRE

Je garde la photo comme document, le livre étant recommandé par H.K. et W.K. au cours du repas au « Roi des Gueux » mardi soir. Une cuisine moyen-âgeuse et généreuse, comme on peut s’y attendre. M.K. règle la note. Royale. Souveraine. Impossible de la contredire. Il faut laisser faire. À charge de revanche, je dis.
Avant, il y avait eu U., dont j’avais requis l’expertise pour la réunion à T., chargée d’examiner le projet d’établissement, en vue d’une présentation devant le CNESER pour habilitation du Master. J’abrège. 
Ensuite, nous retrouvons J.B., qui passe nous prendre dans sa Golf, seul vestige de son faste récent, nous dit-il. Il y a distribution de disques à qui de droit, évidemment. J. avait commandé le sien, qui rejoint sa collection (lien public sur simple demande).
On boit quelques bières à la terrasse du Napoléon, avant de laisser U. prendre son train pour Paris et de rejoindre H., W. et M. au « Drugstore ». On y boit encore une bière, puis c’est J. qui nous quitte. Après le dîner, je rentre dormir chez H. 
La maison est toute rangée. H. et N. partent pour la Corée jeudi matin. 
On prévoit l’organisation d’une fête pour la sortie du vinyle.
J’en laisse une douzaine à H.
Rêves agités. Rébarbatifs.
Il y a ce lieu, un terrain vague où piochent des promeneurs, à la recherche de je ne sais quoi ou occupés à fonder quelque construction. Des moulages en plâtre traînent ça et là. Il faut passer un check point pour entrer. Devant, sont garés des Vélibs mais il faut payer en francs (12 francs le Vélib) et un panneau porte l’inscription suivante: « Prière de ne pas rapporter les vélos ». Et donc, ce lieu, qui est loin de chez moi, en proche banlieue, je m’y rends de temps en temps. C’est le lieu où tout à coup j’ai envie de faire quelque chose parce que j’ai envie d’en sortir. Ce lieu, je pense que c’est une école d’art, évidemment.
Et au réveil, j’y suis pour de bon.
Il y a des rattrapages. Ce n’est pas long.
Et puis tous ces courriers et démarches en retard.
Plus de place à l’auberge de jeunesse, c’était à prévoir et plus de train parce que c’est la grève, alors je prends une chambre à un million de dollars au B&B. Au moins, le matin j’aurais des œufs brouillés et du bacon.
Encore des rêves fastidieux. Un réveil inquiet. J’ai rendez-vous avec K.D., au FRAC et je n’ai pas envie d’y aller. Je ne veux voir personne. Je voudrais rester couché jusqu’à 9 heures mais il faut se lever, prendre une douche, un petit déjeuner, préparer ses affaires et son discours. Et puis tout s’enchaîne et j’apprends qu’un avion a disparu en mer au large du Caire.
Ca me rappelle que la veille nous avions organisé une conférence de Z.N., étudiante chercheuse égyptienne en résidence à l’école. Et toutes ces discussions consacrées à la question de savoir si l’art doit être beau, s’adresser à quelqu’un, etc. A midi avec L. c’était la même conversation. C’est toujours un sujet épuisant. On devrait clore la discussion en disant que les non-artistes n’ont rien à dire mais on a l’air ainsi de vouloir vexer celui ou celle qui cherche à s’exprimer. Il faut déployer des trésors de pédagogie, employer des métaphores, poser des questions, déployer une maïeutique. Epuisant, donc. Mais utile, sans doute. 
Le dernier train prenable quitte Dunkerque à 16h56 et on l’attrape avec F.F., ce qui nous fait louper deux vernissages d’expo, mais à la guerre comme à la guerre.
Vendredi, rien branlé ou si peu que ce n’est guère racontable.
Et aujourd’hui, des courses, un peu de cuisine puis travail avec P.G. et maintenant il est temps d’y retourner. Cette petite pause blog, que je m’octroie suite à une conversation en chat sur Facebook avec M-A.O., a suffisamment duré. Au boulot.

LA FRANCE VA MAL

Je me lève le matin et je me dis que la France a faim alors je prends un peu de ricotta, une cuillère à soupe d’huile d’olive, de la ciboulette fraîche, du poivre, de la fleur de sel et je mange ça avec une galette de riz complet en buvant mon café. Puis je me dis que la France se demande s’il y a des mails et je regarde s’il y a des mails. Puis je me dis que la France se demande si quelqu’un pense à elle et je regarde s’il y a des notifications sur Facebook. Puis je me dis que la France à besoin de connaître les nouvelles alors je télécharge la version numérique du « Monde » pour lire le journal mais, avant, la France a envie de faire caca et de jouer à Candy Crush. Et là, je me dis que la France va mal. Pas toujours là, mais par là.
Au moment du journal ou après le journal, ou parce que j’ai lu un post dans lequel quelqu’un se plaignait. Et quand la France va mal, qu’est-ce que je peux faire ?
Télécharger de nouveaux épisodes d’une série américaine ? Jouer encore à Candy Crush ?
Ou bien en parler avec un bon copain et ça tombe bien aujourd’hui j’avais rendez vous avec P.G. pour avancer sur le montage son et le mixage des films pour la prochaine expo de la Cité des Sciences. Occasion de parler de la France qui va mal. Mais au bout d’un moment (on travaille aussi un peu, mais très peu) la France a faim de nouveau et la France va manger. Alors on descend dépenser des groins et prendre une planche de charcuterie avec des soupes et c’est délicieux. La France va mieux.
Et puis on remonte travailler. Très peu, parce que maintenant c’est ma fille qui m’appelle et qui trouve que la France va mal sans son papa et je suis obligé de rentrer pour aller jouer avec elle. La France va mal. Elle ne peut plus travailler.
Sinon, il y a une appli qui permet, en principe, de savoir à qui l’on a affaire lorsqu’on se trouve nez à nez avec une plante inconnue, mais avec les feuilles ça ne marche pas. Pas du tout.

L’ARRIVÉE DE L’ANALOGUE

Ils sont arrivés aujourd’hui, finalement.
Postés le 25 avril, il aura fallu attendre le 9 mai.
Le livreur n’était pas une lumière, il faut dire. D’ailleurs, il a tout déchargé (les dix cartons) devant la porte et s’est barré, me laissant tout manutentionner. Mais j’étais tellement content de les recevoir enfin que je n’ai même pas cherché à lui demander de l’aide.
On a beau dire, un objet reste un objet, même si le son de la version numérique est plus proche de ce que j’ai envie d’entendre.
Avant, j’étais allé à la gym. Cardio, spécial dos et une demi heure de stretching.
J’arrive en me sentant totalement à plat et je ressort avec une pèche intense et la ferme intention de ne plus boire de café et de ne plus manger de viande pendant un mois.
Et aussi, il faut que je pense à chercher un cours de Kung Fu.
Donc, de retour, le temps d’avaler une galette de céréale et une soupe miso, de transcoder quelques rushes pour Y. et je m’apprête à faire un saut à Montreuil pour récupérer les clefs du local visité l’autre jour.

C’est un local commercial, situé au RdC d’une copropriété en logement associatif-collaboratif, avec un local commun et une terrasse commune, des petits jardins collectifs, etc, bref plutôt un truc chouette mais comme c’est un cube de béton vide, il faut que je fasse calculer le prix des travaux, isolation, plâtres, sécurisation et puis fabriquer une douche, des chiottes, la totale quoi…
Donc demain, après une réunion à Dunkerque, retour à Montreuil pour rendez vous avec une entreprise de maçonnerie.
Agenda super chargé pour cette fin d’année et il y a aussi quelques films à sonoriser dont un qu’il faudrait avoir pratiquement fini pour vendredi.
Ca, plus les rendez-vous pour distribuer le disque.
B.L. et H.D. m’ont passé commande de Genève. J.B. aussi, du Nord.
Il va falloir partir en tournée.

PERMANENT VACATIONS

C’est comme s’il n’y avait plus d’enjeu. C’est à la fois doux et un peu triste.
On n’a rien d’autre à faire que de laisser doucement couler le temps.
Attraper ce qu’on peut.
Ce qu’on a à dire, à montrer, à faire entendre n’intéresse personne. On peut continuer à faire des choses, des machins, par plaisir, par vanité, mais ça n’a presque pas d’importance.
Les hommes sont bien gentils mais ils sont fatigants et beaucoup trop nombreux.
Il faudrait pouvoir se mettre à l’ombre et vivre doucement.
Mais on ne peut pas. Il n’y a pas les ressources.
Il faut se procurer les ressources, aller à la chasse, à la pêche, lutter.
Porter secours un peu aussi, de temps en temps, sans jouer au héros, juste parce que l’empathie nous le commande. Eviter de demander de l’aide. Eviter d’y croire vraiment, aux règles du jeu, mais les connaître.
Pendant qu’Y. travaillait dans l’Est, nous étions donc en vacances avec C.
Pas question de prendre un train ou un avion, tout était complet pour ce premier grand week-end pré-estival.
On avait regardé des hôtels incroyables sur internet et on s’était dit qu’on irait bien un jour dans les bulles d’Allauch, dormir à la belle étoile, mais c’est à la piscine que nous sommes allés, finalement. 
Puis on a voulu voir chez Google, 8 rue de Londres à Paris, si on pouvait essayer des casques virtuels pour peindre dans l’espace, mais on n’ouvre pas comme ça à celui qui sonne. Il faut un contact et un rendez vous. Et puis, ensuite, je m’aperçois que les lunettes en question sont en vente sur internet. Ca coûte 900 euros le kit et on s’est dit qu’on n’en avait pas un besoin urgent.

Alors, on est allé prendre une glace pour se consoler et là-dessus les L. ont appelé et, puisqu’on n’était pas loin, on leur a rendu une petite visite.
On est arrivé avec nos bonbons aux coquelicots, aux mûres et aux framboises et les L. nous ont offert des réglisses, de l’eau fraîche et de la bière.

On a discuté un bon moment, jusqu’à ce qu’il soit bien tard et que les L. se rendent compte qu’il est temps de préparer le lit de O., qui rentrait justement ce week end pour deux ou trois jours. Je met C. dans le panier d’un Vélib et on rentre comme ça.
Ca lui fait des fourmis dans les pattes mais c’est drôle.
Journée un peu maussade. Un peu blues. Marre de tout. Des tas de bêtises s’accumulent, qu’il faut régler. Heureusement, C. va jouer avec sa copine L. et je peux me mettre au montage son du premier film pour P.G.
Quelques exercices de batterie.
Je télécharge une méthode.
Il me semble que je commence à faire quelques progrès. Il faut que je m’entraîne à compter et il faut que j’arrive à faire avec le kick des subdivisions du tempo battu à main droite.
Pour l’instant, nerveusement, je n’y arrive pas. Il faut découpler.
Commencer lentement et accélérer.

YELLOW SUBMARINE

Tôt dans ma jeune vie, j’ai su qu’il n’y avait pas de mystère, qu’il n’y avait jamais de mystère car tout nous était donné pour ce qu’il est: simplicité, évidence, clarté. D’où j’entendais parler de mystère, je m’écartais placidement. Les architectes du néant, je m’en suis généralement tenu à distance, préservant mon indépendance et ma tranquillité d’esprit. 

Je restais avec les femmes. Les femmes ne sont pas mystérieuses. Les femmes détestent le mystère. Elles feignent une adoration pour le mystère mais en réalité – souvent à leur corps défendant – elles ne peuvent le souffrir. Tout en elles s’oppose au mystère. Moi, j’appelle ça savoir vivre et, si je ne sais en général pas grand-chose de pas grand chose, je crois tout de même savoir au moins un peu vivre. Un tant soit peu. Et, ce peu, je le tiens exclusivement des femmes. Merci à elles et merci pour elles. 

D’où ai-je su que c’était en demeurant auprès des femmes que pourraient m’être enseignés les principes adéquats ?

Pour autant qu’un état d’esprit puisse être imaginé comme préexistant aux situations dans lesquelles il est ensuite amené à se réaliser, au sens où l’on dit d’un accord qu’il réalise l’harmonie en rapport avec une basse continue. 

Et d’où suis-je si inquiet, me-dis-je soudain, de savoir d’où vient ce qui est ? Ai-je seulement choisi et est-ce bien une question à [se] poser ? Ne pourrait-il me suffire de dire, par exemple, que je dois ce savoir au hasard qui m’a fait naître et baigner dans un gynécée, cet être invisible que l’on nommait alors mon père – mais que l’on ne nommait pas serait plus juste, me dis-je à présent – ne devant se matérialiser à mon intention que très ultérieurement (mettons pas avant mes seize ans bien pesés) et, je dois le dire, dans une assez totale indifférence me concernant (et sans doute une bien plus grande indifférence encore le concernant) ? Du reste, je parlerai peut-être incidemment de cette apparition et de ses rares répliques mais uniquement en tant que de besoin. Ma mère, elle-même, fut rarement présente et quant à ma sœur, cette ombre chétive aux grands yeux excavés, ce n’est certes pas auprès d’elle que j’aurais pu trouver quelque nourriture solide pour ma jeune âme. Mais alors qui furent ces femmes ? Tantes, cousines, amies de fortune et d’infortune ? La vérité est que j’en ignore presque tout. Il y eut un appel, me dis-je à présent. Je me souviens qu’il y eut un appel. Une forme d’appel intermédiaire entre un glas et un tocsin. J’entendis un appel et décidais d’y répondre. Je plongeai et ce fut tout. Et ce fut la fin de tout et le commencement de tout.

La vérité est que je tiens cette ignorance, ou plutôt cette indifférence à l’égard des liens du sang pour une des plus grandes chances qui aient été accordées à l’enfant que je fus. Rien que l’expression « liens du sang » m’amuse et m’étonne. Cette absence d’une référence à quelque filiation que ce soit, me concernant, a illuminé mes jeunes années. Et c’est une curieuse chose à déclarer que de se dire avoir été illuminé par une absence, quand j’y pense, me dis-je. Tout se passe comme si le bon nombre de fées, c’est-à-dire le nombre exact, si un tel nombre existe, le bon nombre de fées, donc, s’étaient penchées sur mon berceau, me dis-je à présent. Et je crois sincèrement que quantité de mes contemporains souffrent ou vivent mal tout simplement parce qu’un trop grand nombre de fées se sont penchées sur leur berceau, formant des souhaits contradictoires ou mal accordés. On peut aussi penser que certains souffrent ou souffrirent d’une pénurie de fées, mais c’est plus évident. Ce qui est évident ne mérite pas toujours d’être omis mais l’est souvent, justement parce que c’est évident. J’avais donc bénéficié d’une illumination négative, pourrait-on dire, suis-je obligé de me dire à présent, d’un sur-savoir né de l’ignorance. Forts de principes matérialistes, mes parents – ou ce qui en tenait lieu – n’invitèrent certainement pas grand-monde au baptême, s’il est permis de supposer qu’un baptême me fut accordé mais appelons baptême ma présentation au Monde et ce sera assez dit, me dis-je à présent, et il est apparent que nulle fée Carabosse ne se manifesta (ou bien fut-elle la seule à instruire les lignes de mon destin ?). Et c’est un fait patent que j’ai jusqu’à une époque avancée de mon âge à peu près tout ignoré des notions essentielles de père, mère, frère, sœur, cousin, cousine, oncle, tante, pour ne rien dire des inexistants grand-père, grand-mère, etc. 

Toujours j’ai posé ma petite main, ma grande main, dans la main plus grande, plus petite, d’une femme et nous avons comparé nos lignes de vie, de chance, de destin. Et toujours, me-dis-je à présent, j’ai remarqué que les lignes que nous lisions au creux de mes paumes allaient s’effaçant tandis que celles que nous lisions dans les paumes de mes amies allaient se dessinant davantage, se démarquant par contraste et couleur, se précisant par la profondeur du sillon, dans un mouvement de contraction-affirmation, alors que mes lignes, sans jamais disparaître totalement, se voyaient prises dans un mouvement inverse de dilatation-effacement. Mes lignes semblaient sans fin et si maintenant j’examine la paume de ma main gauche je constate qu’il en va toujours de même. Elles semblent, ces lignes, se prolonger hors la main tandis que j’ai toujours constaté que les lignes de mes amies se trouvaient exactement circonscrites aux plateaux et vallons sur lesquelles elles naissaient et mouraient avec élégance. C’est peut-être en raison de cet apparent prolongement dans l’espace de mes lignes et de ce qu’un tel prolongement semblait me conférer de liaison au cosmos que me fut donné ce surnom de « capitaine ». A vrai dire, me dis-je à présent, ce surnom ne fut pas usurpé puisqu’il définit assez bien la fonction que je me trouvai finalement en position d’exercer au sein de ce que, par commodité, je vais appeler notre communauté. Je nuancerais simplement ce que ce « capitaine » semble désigner de statut hiérarchique car – et c’est un fait troublant, me dis-je à présent – à aucun moment il ne me fut nécessaire de faire la démonstration d’un quelconque mouvement d’autorité. Pas un ordre ne fut, à un quelconque moment, formé par mes lèvres et c’est heureux car qu’aurais-je pu ordonner ? Tout était en ordre et tout demeure en ordre. 

À m’entendre, me dis-je, relisant ces dernières lignes, on pourrait croire que je parle d’un lieu hors du temps et de l’espace mais il n’en est rien. Simplement, je ne perçois du temps et de l’espace que ce qui me semble digne de constituer un ferment propre à ma nécessaire reconstitution. Nécessité vitale fait loi. Le reste se trouve immanquablement écarté, filtré. 

Par exemple, je ne peux rien imaginer de pire qu’un repas à deux au restaurant. Rien de bon n’est jamais sorti d’un repas à deux au restaurant et ceux qui prétendent le contraire vous mentent. C’est un exemple entre mille de ce dont je ne parlerai pas mais je le donne ici à seule fin de démontrer que je ne parle pas depuis un espace abstrait et purement mental et qu’il m’est donné, à moi comme à vous, d’éprouver des expériences existentielles telles qu’un repas à deux au restaurant. Je n’en parlerai pas mais j’en parlerai tout de même un peu puisque me voila lancé, me dis-je à présent. Donc je le dis une bonne fois pour toute: jamais de dîner à deux au restaurant et moins que jamais un dîner à deux au restaurant en amoureux. Une femme que vous aimez, qui vous aime, ne veut pas vous voir en tête-à-tête mais veut vous voir en interaction avec d’autres, comme si elle regardait un film dont vous êtes le héros. Une femme que vous aimez, qui vous aime, vous ne voulez pas la voir en tête-à-tête mais vous voulez la voir en interaction avec d’autres, comme si vous regardiez un film dont elle est l’héroïne. Sinon, c’est comme si le rideau s’ouvrait sur un autre public. Sinon, c’est le miroir glacé de l’écran. La pression devient insoutenable et vous tient hors de la scène. Donc si l’on vous propose un dîner à deux au restaurant, ne refusez pas, ce serait grossier, mais venez avec une douzaine de personnes (dix-sept personnes est un bon nombre aussi). 

Ah et autre chose encore, j’y pense soudain: j’entends souvent dire qu’on ne pourrait désirer que ce que l’on ne possède pas. Rien n’est plus faux. Je prétends au contraire, j’affirme, qu’on ne doit désirer que ce que l’on possède. Désirer ce que l’on ne possède pas c’est se condamner à de vaines souffrances. Désirer ce que l’on ne possède pas, c’est bon pour les couillons. Et je suis assez couillon pour savoir de quoi je parle. Je développerai peut-être cette question plus loin, quoique j’en doute. À cause de ma flemme, qui est grande je dois l’avouer (l’on gagne toujours à avouer sa paresse), mais aussi et surtout parce que rien d’important ne peut se communiquer en développant. Qu’il me suffise de rappeler que, lorsque l’on désire, ce n’est pas un objet que l’on désire mais un rapport à cet objet. Assez dit. Pour le reste, voyez par vous-même. Ce qui n’est pas pensé par soi-même, disait O.W., n’est pas pensé du tout. 

Revenons à notre équipée. J’ai parlé de communauté mais équipée me semble plus approprié, me dis-je juste à l’instant. Ou plutôt équipage, me dis-je encore. Oui, équipage est épatant, me dis-je, cette fois réellement convaincu. Notre équipage donc, dont je fus modestement – mais dignement – désigné comme le « capitaine » mais cela ne fait pas une phrase. On peut choisir d’inclure ou d’exclure cela, je parle de mes errements, mais je préfère inclure du seul fait que, comme disait l’autre, les non-dupes errent.

Né sous le signe des Poissons, malgré un sinistre ascendant Vierge qui ne cesse encore aujourd’hui – et d’ailleurs bien plus aujourd’hui qu’alors, me dis-je à présent en y songeant, après y avoir songé – de me jouer des tours, j’entrai dans la vie en plongeant et j’ai ensuite évolué entre deux eaux. Doublement double, triplement double parfois. En compagnie de mes amies, de mes sirènes, de mes six reines, j’ai plongé. Je ne suis pas resté au bord de l’océan, comme d’autres sont restés. J’ai tout de suite jeté les dés. Cinq temps. Un, deux, un, deux, trois. Je rentre chez moi. 

Cette phrase « je rentre chez moi », j’ai décidé, juste à l’instant, qu’elle serait ma dernière phrase. Je ne connais rien de beau comme une phrase construite selon le modèle sujet, verbe, complément. Ce sont les adjectifs et les adverbes qui nous mettent dedans. Il m’avait été confié le soin de faire les phrases. Les amis – il n’y avait pas que des femmes dans l’équipage, loin s’en faut – les amis donc, tous sexes confondus, se chargeaient de me fournir les images. Moïse et Aaron. Nul besoin de tables de la Loi. Nous étions la Loi et l’orthopraxie notre règle de vie. 

Tous ensemble, alors, nous chantions. Ce chant de marins reste inscrit en moi et si je ferme les yeux je l’entend. De famille il n’était question, je me suis déjà un peu exprimé là-dessus. Exit. L’équipage était devenu ma famille, était tout ce que je connaissais, dans les faits, en fait de famille. J’avais bien revu ce père une fois ou deux, tenté des manœuvres de rapprochement. Sur ordre, bien entendu, car seul je m’en serais abstenu. J’avais même essayé de récupérer cette sœur désespérante. L’équipage s’était plié en quatre, l’on avait organisé des thés dinatoires. Échec et après tout tant pis ou tant mieux.

Mais c’est un récit que je voulais faire et je le veux encore.

D’où vient que me revient cette phrase entendue dans un film de JLG vers la fin du vingtième siècle ? Nouvelle vague, très exactement. Sans pouvoir le dire, je la cite parce qu’elle correspond à mon état d’esprit présent, me dis-je. Un récit, mais lequel, suis-je bien obligé de me demander à présent ? Notre équipage était en soi une aventure mais la décrire ne suffit pas à faire récit, me fais-je observer. Ou bien si, me dis-je ? Mais jusqu’où peut-on aller, me dis-je ? Jusqu’à chanter la chanson des marins ? Si je connaissais la musique j’en donnerais ici la partition, mais je peux toujours en livrer les paroles et donc les voici:

One hundred and one different sorts of fish is
One hundred and one different kinds of dishes
One hundred and three for my brothers you will see
One hundred and one sides of life I bring to thee

Five fingers in my hand, five stars in the sand
Five colors on my flag, flowers in my bag, kisses on my rag
Five boats on the sea, five coins on the wood, holes in my hood
Fifteen balls of gold and then I’m old and sold

One hundred and one, the number to call when the case is small
One hundred and seven, the sexy leaven, all mighty heaven
One hundred and one, the first step of everything
One hundred and one, the shape of the stones in Men an Tol

One thousand and one men in black in Mexico
One thousand and one cousins Jack, never coming back
One thousand and one fishes in my sack, bottles of Jack
One thousand and one buccas in the shaft to help you all

C’était il y a longtemps, au large des Cornouailles, on naviguait entre deux eaux. C’était un équipage. Ils formaient des images et j’en tirais des mots. Maintenant, je suis hors d’âge, j’ai gagné le rivage, me dis-je. 

Je rentre chez moi.

TSUNAMI

Il y avait encore un tsunami cette nuit.
Au loin, des vagues gigantesques, hautes comme des immeubles. Elles ne venaient pas jusqu’à la plage. Elles menaçaient simplement, au loin. Un présage encore, pas déjà la catastrophe. Un avertissement. Il fallait préparer ses affaires et partir. Mais peu nombreux ceux qui se le tenaient pour dit.
Je me réveille et je me dis: « je veux vivre ». Je me dis que ne veux pas attendre l’arrivée du tsunami sans rien faire, comme toute cette foule sur la plage, qui ne bouge pas.
Je me dis qu’on est trop nombreux, beaucoup trop nombreux.
L’ennemi c’est le nombre et le temps.
En ce moment, je me réveille et je reste un moment avant de savoir si j’ai vraiment envie de me lever, besoin de me lever.
Rien d’urgent ne m’appelle hors du lit et cela me déprime tellement que je n’ai pas envie de me lever. Mais alors je me dis que si je ne me lève pas maintenant, là, tout de suite, ça va être encore pire. Il faut que je me lève pour m’inventer de nouvelles raisons de me lever.
Généralement, il y a de bonnes raisons de se lever, mais dernièrement les périodes de vacances se succèdent où il m’est possible de traîner.
Heureusement, il faut amener C. à l’école et donc finalement se lever tout de même un peu.
Et puis, il n’y a pas que des vacances.
Non, le problème n’est pas de se lever ou pas, il est d’être engagé dans un projet.
J’ai perdu dix ans. J’ai gagné dix ans.
Et puis je n’ai plus de studio. Il me faut un studio. Demain, je vais visiter des appartements.
Ca devient urgent. Impossible de travailler à la maison.
Voilà l’urgence.
Et aussi, j’ai envie de partir. D’aller travailler à l’étranger. J’ai fait acte de candidature auprès du ministère des affaires étrangères mais on ne m’a pas appelé.
Il faudrait que je monte une affaire.
Ca fait beaucoup de choses un peu lointaines.
Et il y a le disque qui arrive et qui n’arrive pas. Qui devrait être arrivé mais n’a toujours pas été livré (alors qu’il est parti en début de semaine). C’est inquiétant.
Beaucoup de choses lointaines, de gestes à entreprendre, de démarches à déployer.
Tous les jours, je commence.
Je recommence.
Je vais recommencer.