YELLOW SUBMARINE

Tôt dans ma jeune vie, j’ai su qu’il n’y avait pas de mystère, qu’il n’y avait jamais de mystère car tout nous était donné pour ce qu’il est: simplicité, évidence, clarté. D’où j’entendais parler de mystère, je m’écartais placidement. Les architectes du néant, je m’en suis généralement tenu à distance, préservant mon indépendance et ma tranquillité d’esprit. 

Je restais avec les femmes. Les femmes ne sont pas mystérieuses. Les femmes détestent le mystère. Elles feignent une adoration pour le mystère mais en réalité – souvent à leur corps défendant – elles ne peuvent le souffrir. Tout en elles s’oppose au mystère. Moi, j’appelle ça savoir vivre et, si je ne sais en général pas grand-chose de pas grand chose, je crois tout de même savoir au moins un peu vivre. Un tant soit peu. Et, ce peu, je le tiens exclusivement des femmes. Merci à elles et merci pour elles. 

D’où ai-je su que c’était en demeurant auprès des femmes que pourraient m’être enseignés les principes adéquats ?

Pour autant qu’un état d’esprit puisse être imaginé comme préexistant aux situations dans lesquelles il est ensuite amené à se réaliser, au sens où l’on dit d’un accord qu’il réalise l’harmonie en rapport avec une basse continue. 

Et d’où suis-je si inquiet, me-dis-je soudain, de savoir d’où vient ce qui est ? Ai-je seulement choisi et est-ce bien une question à [se] poser ? Ne pourrait-il me suffire de dire, par exemple, que je dois ce savoir au hasard qui m’a fait naître et baigner dans un gynécée, cet être invisible que l’on nommait alors mon père – mais que l’on ne nommait pas serait plus juste, me dis-je à présent – ne devant se matérialiser à mon intention que très ultérieurement (mettons pas avant mes seize ans bien pesés) et, je dois le dire, dans une assez totale indifférence me concernant (et sans doute une bien plus grande indifférence encore le concernant) ? Du reste, je parlerai peut-être incidemment de cette apparition et de ses rares répliques mais uniquement en tant que de besoin. Ma mère, elle-même, fut rarement présente et quant à ma sœur, cette ombre chétive aux grands yeux excavés, ce n’est certes pas auprès d’elle que j’aurais pu trouver quelque nourriture solide pour ma jeune âme. Mais alors qui furent ces femmes ? Tantes, cousines, amies de fortune et d’infortune ? La vérité est que j’en ignore presque tout. Il y eut un appel, me dis-je à présent. Je me souviens qu’il y eut un appel. Une forme d’appel intermédiaire entre un glas et un tocsin. J’entendis un appel et décidais d’y répondre. Je plongeai et ce fut tout. Et ce fut la fin de tout et le commencement de tout.

La vérité est que je tiens cette ignorance, ou plutôt cette indifférence à l’égard des liens du sang pour une des plus grandes chances qui aient été accordées à l’enfant que je fus. Rien que l’expression « liens du sang » m’amuse et m’étonne. Cette absence d’une référence à quelque filiation que ce soit, me concernant, a illuminé mes jeunes années. Et c’est une curieuse chose à déclarer que de se dire avoir été illuminé par une absence, quand j’y pense, me dis-je. Tout se passe comme si le bon nombre de fées, c’est-à-dire le nombre exact, si un tel nombre existe, le bon nombre de fées, donc, s’étaient penchées sur mon berceau, me dis-je à présent. Et je crois sincèrement que quantité de mes contemporains souffrent ou vivent mal tout simplement parce qu’un trop grand nombre de fées se sont penchées sur leur berceau, formant des souhaits contradictoires ou mal accordés. On peut aussi penser que certains souffrent ou souffrirent d’une pénurie de fées, mais c’est plus évident. Ce qui est évident ne mérite pas toujours d’être omis mais l’est souvent, justement parce que c’est évident. J’avais donc bénéficié d’une illumination négative, pourrait-on dire, suis-je obligé de me dire à présent, d’un sur-savoir né de l’ignorance. Forts de principes matérialistes, mes parents – ou ce qui en tenait lieu – n’invitèrent certainement pas grand-monde au baptême, s’il est permis de supposer qu’un baptême me fut accordé mais appelons baptême ma présentation au Monde et ce sera assez dit, me dis-je à présent, et il est apparent que nulle fée Carabosse ne se manifesta (ou bien fut-elle la seule à instruire les lignes de mon destin ?). Et c’est un fait patent que j’ai jusqu’à une époque avancée de mon âge à peu près tout ignoré des notions essentielles de père, mère, frère, sœur, cousin, cousine, oncle, tante, pour ne rien dire des inexistants grand-père, grand-mère, etc. 

Toujours j’ai posé ma petite main, ma grande main, dans la main plus grande, plus petite, d’une femme et nous avons comparé nos lignes de vie, de chance, de destin. Et toujours, me-dis-je à présent, j’ai remarqué que les lignes que nous lisions au creux de mes paumes allaient s’effaçant tandis que celles que nous lisions dans les paumes de mes amies allaient se dessinant davantage, se démarquant par contraste et couleur, se précisant par la profondeur du sillon, dans un mouvement de contraction-affirmation, alors que mes lignes, sans jamais disparaître totalement, se voyaient prises dans un mouvement inverse de dilatation-effacement. Mes lignes semblaient sans fin et si maintenant j’examine la paume de ma main gauche je constate qu’il en va toujours de même. Elles semblent, ces lignes, se prolonger hors la main tandis que j’ai toujours constaté que les lignes de mes amies se trouvaient exactement circonscrites aux plateaux et vallons sur lesquelles elles naissaient et mouraient avec élégance. C’est peut-être en raison de cet apparent prolongement dans l’espace de mes lignes et de ce qu’un tel prolongement semblait me conférer de liaison au cosmos que me fut donné ce surnom de « capitaine ». A vrai dire, me dis-je à présent, ce surnom ne fut pas usurpé puisqu’il définit assez bien la fonction que je me trouvai finalement en position d’exercer au sein de ce que, par commodité, je vais appeler notre communauté. Je nuancerais simplement ce que ce « capitaine » semble désigner de statut hiérarchique car – et c’est un fait troublant, me dis-je à présent – à aucun moment il ne me fut nécessaire de faire la démonstration d’un quelconque mouvement d’autorité. Pas un ordre ne fut, à un quelconque moment, formé par mes lèvres et c’est heureux car qu’aurais-je pu ordonner ? Tout était en ordre et tout demeure en ordre. 

À m’entendre, me dis-je, relisant ces dernières lignes, on pourrait croire que je parle d’un lieu hors du temps et de l’espace mais il n’en est rien. Simplement, je ne perçois du temps et de l’espace que ce qui me semble digne de constituer un ferment propre à ma nécessaire reconstitution. Nécessité vitale fait loi. Le reste se trouve immanquablement écarté, filtré. 

Par exemple, je ne peux rien imaginer de pire qu’un repas à deux au restaurant. Rien de bon n’est jamais sorti d’un repas à deux au restaurant et ceux qui prétendent le contraire vous mentent. C’est un exemple entre mille de ce dont je ne parlerai pas mais je le donne ici à seule fin de démontrer que je ne parle pas depuis un espace abstrait et purement mental et qu’il m’est donné, à moi comme à vous, d’éprouver des expériences existentielles telles qu’un repas à deux au restaurant. Je n’en parlerai pas mais j’en parlerai tout de même un peu puisque me voila lancé, me dis-je à présent. Donc je le dis une bonne fois pour toute: jamais de dîner à deux au restaurant et moins que jamais un dîner à deux au restaurant en amoureux. Une femme que vous aimez, qui vous aime, ne veut pas vous voir en tête-à-tête mais veut vous voir en interaction avec d’autres, comme si elle regardait un film dont vous êtes le héros. Une femme que vous aimez, qui vous aime, vous ne voulez pas la voir en tête-à-tête mais vous voulez la voir en interaction avec d’autres, comme si vous regardiez un film dont elle est l’héroïne. Sinon, c’est comme si le rideau s’ouvrait sur un autre public. Sinon, c’est le miroir glacé de l’écran. La pression devient insoutenable et vous tient hors de la scène. Donc si l’on vous propose un dîner à deux au restaurant, ne refusez pas, ce serait grossier, mais venez avec une douzaine de personnes (dix-sept personnes est un bon nombre aussi). 

Ah et autre chose encore, j’y pense soudain: j’entends souvent dire qu’on ne pourrait désirer que ce que l’on ne possède pas. Rien n’est plus faux. Je prétends au contraire, j’affirme, qu’on ne doit désirer que ce que l’on possède. Désirer ce que l’on ne possède pas c’est se condamner à de vaines souffrances. Désirer ce que l’on ne possède pas, c’est bon pour les couillons. Et je suis assez couillon pour savoir de quoi je parle. Je développerai peut-être cette question plus loin, quoique j’en doute. À cause de ma flemme, qui est grande je dois l’avouer (l’on gagne toujours à avouer sa paresse), mais aussi et surtout parce que rien d’important ne peut se communiquer en développant. Qu’il me suffise de rappeler que, lorsque l’on désire, ce n’est pas un objet que l’on désire mais un rapport à cet objet. Assez dit. Pour le reste, voyez par vous-même. Ce qui n’est pas pensé par soi-même, disait O.W., n’est pas pensé du tout. 

Revenons à notre équipée. J’ai parlé de communauté mais équipée me semble plus approprié, me dis-je juste à l’instant. Ou plutôt équipage, me dis-je encore. Oui, équipage est épatant, me dis-je, cette fois réellement convaincu. Notre équipage donc, dont je fus modestement – mais dignement – désigné comme le « capitaine » mais cela ne fait pas une phrase. On peut choisir d’inclure ou d’exclure cela, je parle de mes errements, mais je préfère inclure du seul fait que, comme disait l’autre, les non-dupes errent.

Né sous le signe des Poissons, malgré un sinistre ascendant Vierge qui ne cesse encore aujourd’hui – et d’ailleurs bien plus aujourd’hui qu’alors, me dis-je à présent en y songeant, après y avoir songé – de me jouer des tours, j’entrai dans la vie en plongeant et j’ai ensuite évolué entre deux eaux. Doublement double, triplement double parfois. En compagnie de mes amies, de mes sirènes, de mes six reines, j’ai plongé. Je ne suis pas resté au bord de l’océan, comme d’autres sont restés. J’ai tout de suite jeté les dés. Cinq temps. Un, deux, un, deux, trois. Je rentre chez moi. 

Cette phrase « je rentre chez moi », j’ai décidé, juste à l’instant, qu’elle serait ma dernière phrase. Je ne connais rien de beau comme une phrase construite selon le modèle sujet, verbe, complément. Ce sont les adjectifs et les adverbes qui nous mettent dedans. Il m’avait été confié le soin de faire les phrases. Les amis – il n’y avait pas que des femmes dans l’équipage, loin s’en faut – les amis donc, tous sexes confondus, se chargeaient de me fournir les images. Moïse et Aaron. Nul besoin de tables de la Loi. Nous étions la Loi et l’orthopraxie notre règle de vie. 

Tous ensemble, alors, nous chantions. Ce chant de marins reste inscrit en moi et si je ferme les yeux je l’entend. De famille il n’était question, je me suis déjà un peu exprimé là-dessus. Exit. L’équipage était devenu ma famille, était tout ce que je connaissais, dans les faits, en fait de famille. J’avais bien revu ce père une fois ou deux, tenté des manœuvres de rapprochement. Sur ordre, bien entendu, car seul je m’en serais abstenu. J’avais même essayé de récupérer cette sœur désespérante. L’équipage s’était plié en quatre, l’on avait organisé des thés dinatoires. Échec et après tout tant pis ou tant mieux.

Mais c’est un récit que je voulais faire et je le veux encore.

D’où vient que me revient cette phrase entendue dans un film de JLG vers la fin du vingtième siècle ? Nouvelle vague, très exactement. Sans pouvoir le dire, je la cite parce qu’elle correspond à mon état d’esprit présent, me dis-je. Un récit, mais lequel, suis-je bien obligé de me demander à présent ? Notre équipage était en soi une aventure mais la décrire ne suffit pas à faire récit, me fais-je observer. Ou bien si, me dis-je ? Mais jusqu’où peut-on aller, me dis-je ? Jusqu’à chanter la chanson des marins ? Si je connaissais la musique j’en donnerais ici la partition, mais je peux toujours en livrer les paroles et donc les voici:

One hundred and one different sorts of fish is
One hundred and one different kinds of dishes
One hundred and three for my brothers you will see
One hundred and one sides of life I bring to thee

Five fingers in my hand, five stars in the sand
Five colors on my flag, flowers in my bag, kisses on my rag
Five boats on the sea, five coins on the wood, holes in my hood
Fifteen balls of gold and then I’m old and sold

One hundred and one, the number to call when the case is small
One hundred and seven, the sexy leaven, all mighty heaven
One hundred and one, the first step of everything
One hundred and one, the shape of the stones in Men an Tol

One thousand and one men in black in Mexico
One thousand and one cousins Jack, never coming back
One thousand and one fishes in my sack, bottles of Jack
One thousand and one buccas in the shaft to help you all

C’était il y a longtemps, au large des Cornouailles, on naviguait entre deux eaux. C’était un équipage. Ils formaient des images et j’en tirais des mots. Maintenant, je suis hors d’âge, j’ai gagné le rivage, me dis-je. 

Je rentre chez moi.