Dans la boue, pour autant que portant bottes et tenue de pluie. Pas dans le complet dénuement donc. Paré pour la boue, en réalité. Tout debout.
Ainsi, dans son élément, pourrait-on dire, il allait au jardin. Allait aux poules. Allait au fumier. Allait à la promenade du matin. Allait au ramassage des haricots. pour lequel il fallait un pliant. Et un meuble bas. Pour s’éviter des douleurs. Car il n’avait plus vingt ans. Une caisse donc. Et un panier. Oui, pour les haricots. Bien sûr, pour les haricots.
Dans sa tête ça ne bougeait pas. Ça bougeait peu. Ça se tassait dans la terreur. Il faisait peur dans cette tête. Il faisait sombre, humide. Il y avait de mauvaises images cachées derrière des fanfreluches dans cette tête. Il ne fallait pas trop bouger la tête, dans cette tête. Pas trop changer de perspective, dans cette tête. Eviter de voir se profiler un relief.
Du plat de la main en éventail, comme d’un moustique, il balayait la mauvaise pensée. Le souvenir d’une émotion, d’un doute, d’une dette, d’un questionnement. Il remplaçait cela par de la brume. Cette bonne, épaisse, rassurante, grise et morne brume.
Parfois l’illusion du plein soleil. L’illusion du plain chant. L’offrande toute pure. Le sourire toute face. Parfois. Rares fois. Souvent plutôt la grise inquiétude. L’œil opaque. La bouche tombée. L’oreille en berne.
Du beurre dans l’huile et une tranche de lard. Un œuf. Cela grésille et parfume la maison. On jette là-dessus une poignée de piment.
Dans la boue.
C’est là que ça commence. C’est là que ça reprend. C’est là qu’il reprend contact avec l’écoulement de son existence reculée. Aussi retirée que faire se peut.
Et continuer d’un bon pas, je m’étais dit que ce n’était plus possible.
Puisque tout le monde racontait sa vie, avait raconté sa vie, montré sa vie, photographié sa vie, filmé sa vie, ses aliments, ses ébats, ses vacances, ses animaux domestiques, ses enfants, ses parents, ses amis, bref, que tout cela était public, exposé, surexposé, l’on ne pouvait plus, ce n’était plus la peine.
Donc, m’étais-je dit, ce matin en faisant bouillir de l’eau pour le café de sept heures, il fallait faire autre chose. Le contraire ? Pas forcément le contraire. Autre chose, ce n’est pas toujours le contraire. Parfois, paradoxalement, le contraire c’est d’ailleurs tout à fait la même chose. Ne me demandez pas d’exemple, c’est une intuition. À vérifier. Je renvoie la vérification à plus tard. À tantôt.
Hop, une image.
C’était cela, l’image, un vide, un volume où projeter quelque chose. Ici, dans le cas présent, le client (je dirai le client sans dire qui: confidentiel) a trouvé l’estimation à la louche (comme on dit) hors de proportion avec le budget alloué et donc, probablement, ça ne se fera pas. Ça ? Ça quoi ? Hé, hé. Cinéma, c’était écrit sur la porte, mais pas ce que vous croyez.
Pour revenir à ma problématique, mais l’image y sert, il me faut donc prendre une autre direction. Raconter sa vie, non. Raconter ? Peut-être. Sa vie ? Peut-être. Mais raconter sa vie non ? Séparer « raconter » de « sa vie ». Qu’est-ce que que « raconter » sans « sa vie »? Qu’est-ce que « sa vie » sans raconter ?
C’est l’enjeu et cela commence maintenant. Imaginer par exemple que quelqu’un se réveille tôt et qu’un coq chante.
C’est un coq rauque, un coq peu motivé. Un coq qui laisse quiconque toucher ses poules sans même broncher. Un coq qui ne touche pas ses poules. Qui ne consent même pas à se nourrir. Que ses poules nourrissent. Par pitié. Par désœuvrement. Qui se blesse à la patte. Dont la blessure fait l’objet d’une dévoration collective par ses célibataires-mêmes, au point qu’il faut poser une attelle. Ce coq donc. C’est lui qui, rauque, faiblard, peu affirmatif de soi, chante — si l’on peut parler de chant s’agissant de cette émission rauque et comme inachevée — dès cinq heures et réveille le monsieur que l’on imagine.
Maintenant, ce monsieur, dessinons l’espace qui l’environne. Sa maison, pour ainsi dire. Et c’est bien le mot juste, en réalité. C’est d’une maison dont il s’agit. Celle-ci est située au sein d’une petite agglomération. Dire un bourg serait plus juste. Cinquante à cent foyers au plus. Déployés sur une certaine étendue de faux plat. Avec des champs, des étangs, des ornières, des routes, des chemins, des places, des rues, des impasses. Région centre. Restons vagues. C’est l’été. Un été pluvieux. Anormalement pluvieux. Un été de boue et de mildiou. Ça ne rigole pas beaucoup dans le poulailler, ni dans le champ, ni dans les sentiers, ni sur les chemins, ni sur les routes. Ça ne rigole pas dans le jardin public, pas plus dans le parc départemental, ou dans la forêt domaniale.
Ce monsieur se réveille. Il est cinq heures. Il ne sait plus pourquoi mais il se lève. Il va. Au jardin, parce que même de la boue c’est déjà ça. Même une terre meuble, même de l’argile gorgée d’eau qui fait scouitch scouitch autour des bottes, c’est déjà ça. C’est un sol sur lequel s’appuyer, fut-il mou et glissant.
On va le laisser là dans la boue et on le reprendra plus tard me dis-je.
Que l’on ne va pas se donner la peine d’expliquer, de justifier ou d’excuser, me dis-je, pensai-je.
On imagine bien ce que l’on veut bien. Ce que l’on veut bien imaginer. Ce que c’est qu’une rupture, une faille, un gouffre. Ce que c’est qu’une ellipse, qu’un raccord, qu’une solution de continuité. Ce que c’est que d’être et d’avoir été. Tout cela, qu’on imagine bien. On l’imagine bien, j’imagine, me dis-je, pensai-je.
Or, j’imagine ainsi que ça y est et qu’il est temps.
Mais attention, me dis-je, attention. Cela, qu’il est temps, j’entends, je me le suis déjà dit et l’ai déjà proféré, ou écrit. Bref, ne pas se monter la tête. Ne montons pas sur nos grands chevaux. Montons sur nos petits poneys, ce sera déjà un grand pas. Un bon trot.
Et que le temps n’est plus ce qu’il était, me disais-je l’autre jour, constatant l’invraisemblable, l’insoutenable longueur, l’insupportable lenteur du film de Sergio Leone, Le Bon la Brute et le Truand. Comme cela est long, m’étais-je dit, comme cela est lent, avais-je pensé. On ne peut tout simplement pas le soutenir, m’étais-je dit, on ne peut pas tenir la route, avais-je pensé. Plus personne ne peut plus donner ce temps à ce film, m’étais-je dit. Que le temps était devenu subitement cher, avais-je pensé.
Et que, tout pareil, écrire, il fallait faire court, m’étais-je dit. Plus court, avais-je pensé.