ANGOISSE VESPÉRALE

Je ne sais pas comment ça vient, comment ça arrive. C’est un empilement de micro-sensations de déficiences, de menus écarts. L’impression d’avoir perdu les pédales, mais à peine. D’avoir fait défaut, mais juste, juste. D’avoir dérapé, mais imperceptiblement. D’être à côté de peu, mais juste assez pour verser déjà dans la catastrophe.

L’angoisse, l’inquiétude.
Mêlée d’une culpabilité poisseuse, faite de la sensation d’avoir manqué à mes devoirs, de n’avoir pas assez donné, pas assez essayé, de ne m’être pas assez battu, d’avoir lâché, d’avoir cédé, de m’être défilé, débobiné.

Ou, au contraire, d’avoir insisté lourdement, de n’avoir pas su lire entre les lignes, deviner les signes, d’avoir manqué de finesse, de jugement, de rectitude morale, de réserve, de pudeur, de m’être débraillé.

Angoisse, culpabilité. Brouillard médiocre.
D’avoir déçu, d’avoir manqué de classe, de style, d’à-propos, de réflexe, d’énergie, de courage, de sagesse, d’esprit, de lucidité.

Je ne sais pas comment c’est arrivé, à quelle heure, ni même quel jour, quand, à quel sujet, à qui, comment, où, à quelle occasion, à la suite de quel événement ou absence d’événement.
C’est un empilement. 
Vient la goutte qui fait déborder le vase, mais on ne le sait que lorsque c’est déjà trop tard et la dernière goutte n’est jamais ni la pire ni la dernière ni la première. C’est une goutte parmi tant d’autres et c’est abusivement que l’on dit d’elle que c’est la dernière. C’est la dernière jusqu’à la prochaine.

Et l’on voudrait disparaître.
L’on voudrait jeter la journée dans un trou.
Être ailleurs, demain.
Avoir la tête à autre chose.

Mais on tourne en rond. L’on ressasse. Le ventre se creuse. L’estomac se noue. L’on devient blanc, vert.
L’on sent perler une goutte de sueur au front.
Les sourcils se froncent. L’on secoue la tête, repense à tous les moments embarrassants de notre vie. L’on se moque de soi-même, ricane de honte, balaye sous la tapis, n’est pas dupe.
Ca s’empile et bientôt ça remplit la pièce et il faut sortir.
Mais ça vous poursuit dans la rue.

L’on se blottit dans son col, fait le dos rond.
L’on va oublier, ne sait pas ce que c’était. Demain l’on aura oublié.
L’on ne saura plus.
Il faut boire un verre.

Et c’est fini, c’est parti, c’est oublié.
Si je ne l’avais pas noté je ne saurai même plus que ça a été là.
C’est de la chimie, un arc neuro-hormonal, un pet de travers, rien, en somme.

J’avais préparé des travers de porc caramélisés pour C., qui les réclamait, et ce soir, à sa demande encore, des galettes de riz au lard séché et aux choux de Shanghai avec du soja caillé.
Nous sommes restés au chaud. J’ai écrit à propos du film de HSS et je me suis dit que je ne viendrais pas au bout du texte aujourd’hui alors je l’ai envoyé à R. dans cet état intermédiaire pour qu’il me dise ce qu’il en pense et il vient de m’appeler pour me dire qu’effectivement il lui semblait qu’il fallait prendre le temps.
Il me fait remarquer, avec une sorte d’inquiétude quant à ma santé mentale, que j’ai employé le « nous » de majesté et que ce n’est pas une chose à faire.
Ca me fait rire, je n’en ai pas le moindre souvenir. C’était dans mon esprit un nous inclusif. Un nous autres, pas un nous-moi. C’était sans doute lié à mon inquiétude.
C’était un nous d’empilement.

Nous ne sommes pas sortis, à part pour faire trois courses, et je n’ai pas pu remettre la main sur un des plans nécessaire pour une étude acoustique.
J’espère que je l’ai laissé au studio.
Ce plan qui manque fait partie de l’empilement.
Et d’autres choses.
C. va mieux. Elle tousse mais la grippe est passée.
Nous nous administrons un traitement contre les poux parce qu’il y avait des poux et l’on en trouve, morts, dans l’eau du bain.
Les chats sont des pots de colle.

On va se coucher.
Ca ira mieux demain.

SUIVI DE CHANTIERS

Et voilà, c’était, si tout se passe comme prévu, ma dernière réunion pédagogique, mes derniers bilans.
Je me souviens des premiers. 
Radicaux. Violents. Drôles aussi. Chauds.
Il y a vingt ans, bientôt. 
Dix neuf, en vrai. 
Dix neuf exactement et je crois que je vais quitter l’école à peu près au jour près à la date où j’y suis entré, dix-neuf ans plus tôt. 
J’avais prévu de rester cinq ans et j’y étais resté dix-neuf ans.
Nineteen… Ni…ni…nineteen… Nineteen.
Écoute flottante. On prend le 16h34 avec J.P.
On rigole.

Dans le train, au téléphone, c’était vent de panique sur le chantier. 
Coups de fils dans tous les sens. 
Le jus qui ne passe plus, le variateur qui flambe, le client qui s’inquiète, l’électricien qui ne répond plus, la rate qui se dilate, etc. 
Froncement de sourcils, inquiétude et puis je vais prendre une soupe avec Y. et C., qui avait 40 de fièvre les deux derniers jours mais, maintenant, ça va mieux.

En écrivant sur le dernier film de H.S.S., je relis d’anciens textes et retombe sur Jacques à dit et Le Bonheur, qui sont, je pense, de bons sketches pour Y-N.G. 
Il faudrait arriver à les dire comme L.T. récite du Rilke
Arriver à faire entendre la tendresse dans cette combinatoire. 

Les chats font encore n’importe quoi, je vais leur donner leur Sheba, qu’ils me fichent la paix cinq minutes. 
Et puis il faudra encore pelleter de la crotte. 
Non, les chats, je vous jure, c’est un emploi à plein temps. 
C’est une punition. Un test. 
Et, quand je les gronde, ils battent de la queue et me regardent comme si j’étais le dernier des salauds.

Moi, je tousse et je n’arrive pas à savoir si c’est à cause des chats, si c’est une grippe qui traîne ou si c’est nerveux. Un peu de tout, j’imagine. 

Ca miaule, encore.
Et puis il y a C. qui s’ennuie dans son bain.

J’ai des plans à faire, une étude acoustique à mener, des montages son, un article à écrire.

Au lieu de faire ça, on a regardé L’étrange Noël de Monsieur Jack en buvant du thé et en grignotant des cookies à la noix de coco. 

J’étais allé à la gym ce matin. Il faut que je me donne un programme draconien. Je récupère lentement la forme et il faut que je reperde au moins quatre kilos.

Il faut, il faut, il faut. 
Qui est ce « il » qui faut ? 
Qu’est-ce que falloir lorsque ce n’est pas « il » le sujet?

Je faux
Tu faux
Il faut 
Nous fallons
Vous fallez
Ils fallent

Je ne sais pas si c’est encore possible d’aimer encore quelqu’un d’autre. Encore un autre humain. C’est tellement long de connaître un humain. C’est tellement long d’en faire un petit tour. Je n’ai pas dit d’en faire le tour. Déjà, se connaître! Alors, un autre… Qui se protège. Se ment. Se cache. Se déguise. Tortille du cul. Ballotte. C’est décourageant. A la première embrouille on a envie de jeter l’éponge. On se dit, pff. On se dit, bof. On se dit à quoi bon? Et quand je dis embrouille, je parle du moindre signe. D’un regard de travers. D’une intonation. D’un geste. On se dit qu’on est vraiment mauvais public. Qu’on est vraiment implacable. Impitoyable. Inamovible. Je ne sais pas si j’ai le temps. Je ne sais pas si c’est encore possible. Si j’ai la place, l’énergie, l’ouverture. La patience. La bienveillance. La capacité d’accueil. La suite dans les idées. L’âge. Mais ce serait bien, d’aimer encore, si c’est possible. Ce serait bien. Ce serait bien. Ce serait bien ? Ce serait bien, non ? Allez, oui, dis-moi que oui. Dis-moi que ce serait bien, dis.

Mais non, je ne faux pas y penser. Tu ne faux pas y penser. Nous ne fallons pas y penser.

Se concentrer sur les actions à enchaîner. Se concentrer sur le travail, la survie, le maintien de la structure, la nourriture de l’esprit, l’entretien du désir, le délié des articulations, le port de tête, l’allure, la bonne tenue de l’ensemble, la rigueur, la continuité, la résistance à l’effort, le défi aux chocs.

Gling, fait le mail, mais ce n’est encore et toujours que du spam.

Je tousse, tiens, je tousse.
Ca doit être les nerfs.

– Je t’aime papa !
– Moi aussi, chérie je t’aime, je t’aime plus fort que tout!
– Qu’est-ce que tu es en train de faire ?
– Je suis en train de faire mon blog!
– Ah ?

Bon, je vais nourrir les chats et fabriquer du sashimi de saumon.

EN COMPAGNIE DES CHATS

Ils sont bien gentils mais ils ne font que des bêtises.
Déroulent et émiettent le rouleau de papier, mangent les feuilles des plantes, les vomissent sur le bureau, se font les griffes sur les meubles, etc.
Et avec tous ces poils, je tousse.

Pas une seconde de répit. Pire que des humains.

En réalité, me dis-je, l’espèce humaine est une espèce assez tranquille.
Heureusement que ce ne sont pas des chats qui gouvernent le monde, me dis-je.
Avec ces gros mâles dominants qui empêchent tout le monde de bouffer, me dis-je.

Mais c’est que c’est quand même aussi un peu comme ça, me dis-je, avec les hommes, me dis-je.
Hum, je dis-je.
Mouais, me dis-je.

Non, les chats sont pires.
De peu, mais pire.
On peut toujours se le dire, me dis-je.

Avant cela, il y avait eu un week-end chargé, un déménagement, un mixage, des devis.
Une projection au Studio 43.

Qu’elle était verte ma vallée (1941, 118′ de John Ford).
J’avais pu remarquer que les étudiants s’empressaient davantage autour d’une table de ping-pong qu’à la projection d’un film de John Ford. C’était ainsi, m’étais-je dit. Je les regretterai d’autant moins, m’étais-je dit. Quitter l’enseignement sera plus doux, m’étais-je dit.

Je m’éloigne, me suis-je dit, je suis déjà moins là, je m’absente, me décorporise.

Ce qui n’empêche que le 5 février prochain, au Studio 43 de Dunkerque, à 14h30, nous nous projetterons Les Musiciens de Gion (1953, 90′) de Kenji Mizoguchi. Les happy fews se reconnaîtront. Aux autres, je n’ai rien à dire. Les autres peuvent bien jouer au ping-pong. Ou faire ce qu’ils veulent.

Bien installé pour deux mois dans le marais, chez PS, avec chats et consorts. Et retrouver Paris, finalement, on a beau dire, c’est retrouver la vie.
Pas que je l’eusse perdue à Montreuil mais à Montreuil c’était une curieuse solitude.

Hier, il y avait eu les bilans, les accrochages et c’était toujours bien, même lorsque c’était indigent. Il y avait à dire. L’on soufflait, l’on s’asseyait par-terre, l’on veillait au chronomètre, l’on s’interrogeait sur le sens de notre coprésence, l’on s’émerveillait sur une couleur, sur une transparence. C’était beau, futile et essentiel. Cela me manquerait peut-être. 

Cela seul me manquerait. Non pas seulement cela mais cela surtout. L’idée de cela. Le sérieux de cet émerveillement. Le sérieux de cette bouffonnerie. Le tragique grotesque de cette sérieuse bouffonnerie. Le tragique et grotesque émerveillement de cette bouffonnerie sérieuse et furieuse.
Oui, me dis-je.
Hum, me dis-je.

Mais maintenant, il faut construire, échafauder des plans, coordonner des équipes, apprendre, méditer, agir, anticiper, manœuvrer, développer. Ce matin, rendez-vous rue de Penthièvre et quatre-vingt coups de téléphone. Les affaires reprennent. Les affaires ne s’arrêtent jamais.

Et ce soir, c’est déjà la projection du film mixé dimanche, Virus n°2, au Forum des Images. Puis débat et l’on verra.

DES NOUVELLES DE NOS VINGT ANS

Décidément, il ne change pas.
C’est le même.
Je retrouve D.W. tel que je l’avais vu la première fois, il y a bientôt trente ans.
Nous en avons bientôt cinquante et tout à coup nous en avons vingt.
Dix huit.
Dix sept.
À peine.

Tout nous revient.
Le canoë, les champignons hallucinogènes, l’ouragan, le camion abandonné, l’errance, le goûter au ketchup, le canoë dans l’arbre, la grenouille, la navette de la police.
L’on se dit c’était au temps.
C’était au temps où l’on n’avait pas de téléphones portables.
C’était au temps où l’on disparaissait corps et biens pour dix sept heures.
C’était au temps où les parents s’inquiétaient.
C’était au temps où l’on écrivait des lettres par avion.

Après un café à Jussieu, l’on rallie Montreuil pour un passage au studio et pas mal de coups de fils professionnels pendant que D. colle un maximum de post-it colorés dans un dossier, qui est l’agenda de sa mission.

Ensuite, un crochet par l’appartement où l’on boit un whisky japonais en admirant la vue, puis l’on réserve une table chez Vit’Halles, mais ce n’était pas fameux. Ni bon ni mauvais. Sans audace. Sans générosité. Le minimum syndical. Le vin trop sucré. Pas assez de piment, pas assez d’épices. Trop poli, gentil, français, fade. 

Donc on sort et hop, on va se commander une assiette de fromage et du Sancerre.
Et ce vin, c’est comme un vieil ami.
Un goût de raisin, oui monsieur.
De raisin.

I SUPPOSE THERE’S WORK THAT YOU DON’T WANNA DO

Et donc, pour finir, nous avons passé le réveillon chez les B. et c’était joyeux.
C. et Y. ont atterri vers huit heures.
Le temps de poser leurs valises, elles étaient là au moment où nous passâmes à table.
On parla musique, son et sagesse orientale.

Vers trois heures du matin, nous rentrâmes avec C.
Et nous dormîmes jusqu’à dix heures, onze heures, midi.

Il pleuvait.
Il pleuvait.
Il pleuvait.

Face à cette humide réalité, je décidai de me préparer des œufs brouillés, des tartines de fromage et un café bien concentré.

Un bain moussant à la myrtille plus tard, L. nous contacte par FaceTime, parce qu’elle veut voir C. mais C. a la flemme de bouger. Elle veut aller au studio, enregistrer des chansons.
Alors on s’habille et on va au studio.
Sous la pluie.

On enregistre avec beaucoup de reverb. 
L. et F. arrivent vers 17 h.
On reste un moment au studio avant de rentrer.
Je commande de la nourriture japonaise pour les filles.
Moi, je mange des légumes.
Il y a de la glace.Trop sucrée.
On fait des vidéos.

Je réécoute Songs for Drella
Les filles tournent des séquences avec les décors et les personnages de Mortelle Adèle.
Je suis triste, mais, comme dirait Andy Warhol, c’est sans doute parce que j’évite un travail qu’il me faut entreprendre en grattant de vieilles blessures et des illusions puériles que je ferais mieux de laisser tranquille.

Tiens, nous allons monter ces séquences.