UN SOIR D’HIVER À L’ORÉE DU BOIS

Petit séjour à P.

Nous sommes arrivés avec S. vendredi soir et R. nous a rejoint samedi en fin d’après-midi, par le Paris-Poitiers.

Il fait -3°C mais la maison est bien chaude et c’est agréable d’être là.

J’ai fait du borsch hier soir et on remet ça avec les P. demain, chez qui nous avons déjeuné à midi et tout le monde était là. 

On prend du saumon, fumé par P., des terrines, du caviar d’aubergines, des pickles de courgettes, bref, un échantillon des conserves de l’été, en guise d’entrée apéritive. P. nous sert ensuite un gigantesque poulet. Z. a fait de la salade de fruit pour le dessert, qu’elle arrose d’eau de fleur d’oranger. P. et I. me présentent une impressionnante collection de fusils et de carabines, ainsi qu’un nécessaire à fondre les munitions. La balle, qu’I. me met dans la main pèse 18 grammes. Cela paraît énorme. La carabine, avec sa lunette de visée et son trépied, permet de tirer avec précision à plus de 600 mètres.

On n’avait pas le temps d’aller tirer, puisqu’il fallait que P. sale un jambon, qu’il dépose I. et E. à Poitiers et nous devions repasser à la maison avant de repartir pour Saumur, où j’ai déposé S. et R. au train de 19h55.

Demain matin, je dois aller chercher soixante dix sacs de 15 kilos de pellets et je sens que ça va être du sport. Ensuite, il faut que je me mette en quête d’une jauge à flotteur pour la citerne de fioul et que je prenne rendez-vous avec le plombier pour un débouchage de l’évacuation d’eau.

UN DE CES MERCREDIS

J’étais parti dans le matin. J’étais parti dans la nuit.

Il ne faisait pas chaud, mais j’étais couvert en conséquence. Un amas sur le trottoir, à l’endroit habituel. C’est encore ce mercredi. Train de 7h44 à Montparnasse. Somnolence-roupillage pendant tout le trajet et lecture distraite du Monde entre deux battements de paupières.

Nantes. Tram. Accrochages. On ne va pas parler boulot. On ne va pas donner des noms.

On croit toujours qu’on a le temps, qu’on trouvera le temps et puis finalement non. On n’a pas du tout le temps. On ne le trouve pas. On trouve autre chose. On tombe sur un os. Sur un manque et on fait avec, c’est à dire que l’on fait sans.

On retrouve le goût du manque. L’écran vide. L’absence de notifications. Le temps retrouvé pour l’attention non-flottante. Les yeux qui piquent.

Les fenêtres n’ouvrent pas dans les studettes et les portes, c’est limite-limite.

Celles du hall ne coulissent plus qu’aux trois-quarts.

Un entretien n’est pas fait. Un budget est sans doute absent.

Les nouvelles du Monde ne sont pas à sauter au plafond de joie.

Il faudrait sans doute écrire une phrase positive. Je vais chercher un café. Oui, un café, c’est déjà ça. C’est toujours ça. C’est encore ça. C’est ça et puis c’est tout. C’est ça ou rien. 

ECHOS LOINTAINS DES FORÊTS

Le soir, souvent, un chevreuil traverse la route et il faut faire une embardée pour ne pas l’écraser. Il y a les lièvres qui courent au bord des chemins dans la brume matinale. 

« Nous vous demanderons de préparer les justificatifs d’identité de vos enfants mineurs », dit une voix dans le haut parleur. 

Oh mon dieu, ils diffusent un spot de communication concernant l’obligation de présenter un justificatif d’identité à bord. Où il est expliqué ce qu’est un justificatif d’identité valable et ce qui n’est pas un justificatif d’identité valable.

On a regardé des images, des objets, des projections, des installations, des volumes, des peintures, des impressions, des sérigraphies, des sculptures, des espaces, des mises en scènes, des perspectives, des à-plats, des natures mortes, des dessins, des portraits, de l’huile, du plâtre, de la terre, du papier. On a regardé tout cela en essayant de bien examiner, à chaque fois, s’il se passait quelque chose dans notre cerveau ou pas. Parfois il se passait quelque chose et parfois il ne se passait pas grand-chose. Et même, à plusieurs reprises, il ne se passait rien. 

Alors l’on essayait de voir ce qu’il serait par exemple possible  de faire à partir de cette image, de cet objet, de cette projection, de ce volume, de cette peinture, de cette impression, de cette sérigraphie, etc,   pour qu’il puisse se passer tout de même quelque-chose, quel que fut ce quelque-chose. Et c’était notre travail d’arriver à donner des pistes, des voies, des stratégies, des méthodes, des trucs, des techniques…

À l’instant, dans le train, regardant A Traveler’s needs de Hong Sang soo, je remarque cette tendance qu’ont les personnages féminins principaux à s’absenter, sans rien dire, pour aller fumer une cigarette sur la terrasse ou sur le toit, laissant leurs hôtes à leur activité (jouer du piano, de la guitare, parler, manger, etc.) pourtant envisagée au départ comme une situation d’échange, comme une forme sociale ritualisée. Il s’agit aussi, d’un autre point de vue, d’une prise de pouvoir: je joue, je parle et tu m’écoutes (parce que c’est moi qui ai l’argent). En s’éclipsant pour fumer, l’effectivité de ce pouvoir est déniée, relativisée, diminuée.

Nous ne laissons pas de poème au Monde. Nous avons pitié l’un pour l’autre de ne pas vivre dans la gloire.

CROCODILES

Je me suis mis à compter les kilo-calories.

Pour perdre un kilo par semaine, il faut que j’arrive à une consommation quotidienne de 1500 Kcal.

Il y a des jours où j’y arrive et des jours où je n’y arrive pas.

J’ai arrêté les pâtes, le pain, l’alcool et les sucreries. 

Je veux perdre 15 kg. C’est l’objectif.

1 kg par semaine, c’est peut-être un peu trop rapide? Peut-être que 1 kg par mois c’est bien?  12 kg par an, c’est déjà pas mal. Mais 15 kg en trois mois ce serait mieux. Sauf que P.G. prétend que l’on reprend les kilos à la vitesse où on les a perdus. Alors il vaudrait mieux en perdre beaucoup moins à la fois mais sur une durée beaucoup plus longue. Perdre 15 kg en dix ans ? Ou alors les perdre et les reprendre sans arrêt ? Gros, maigre, gros, maigre, gros, maigre… Hum…

Il ne faut pas se peser trop souvent mais c’est tentant.

Faire des exercices c’est bien, mais cela donne faim. Oui, mais cela augmente le métabolisme donc il est permis de manger un peu plus lorsque l’on fait de l’exercice. On ne fait pas de l’exercice pour maigrir, mais pour rester en forme.

J’ai un programme chargé.

J’ai téléchargé une application, qui me donne des séries de mouvements à faire.

Je suis obéissant, mais il ne faut pas perdre le rythme. Au moins un entraînement tous les deux jours. J’avais laissé de côté depuis les vacances de Noël. Je reprends. Ce ne sont pas des résolutions. Ça se fait comme ça. Je ne me prive ni ne me fais violence. C’est une question d’organisation, d’équilibre.

Depuis que j’ai supprimé les réseaux sociaux, c’est curieux: je prends mon téléphone, je l’allume et puis je me souviens qu’il n’y a rien à regarder, alors je surveille les infos en continu sur le site du Monde, je joue à des jeux cognitifs très énervants. Il y en a un, par exemple, qui consiste à envoyer des trains de couleurs et de motifs variés vers les gares de mêmes couleurs et de mêmes motifs, en n’arrêtant pas de modifier les embranchements du circuit. Au début, c’est enfantin, sauf qu’on a bientôt douze trains à gérer simultanément et que l’on se retrouve finalement avec des catastrophes en série. Il y en a un autre où il faut servir à toute allure des commandes de café, de chocolat, de cannelle, de meringue, de sucres. Les commandes vont dans deux salles et il ne faut pas laisser les tasses déborder ni se tromper sur les commandes. Il y en a un autre où il faut envoyer un petit vaisseau spatial vers son objectif en croisant les trajectoires de quatre ou cinq vaisseaux spatiaux, qui circulent en circuit fermé, et qu’il ne faut pas percuter. Etc.

Suis allé faire des courses. Demain, les P. viennent dîner. 

Il fait froid.

Il paraît que certaines personnes développent un syndrome de dépression hivernale. Je n’en suis pas là, mais j’attends avec impatience que les journées s’allongent et qu’il fasse moins froid.

TOUT N’EST QUE BIEN

« Son nouveau single caracole en tête des charts…« 

Cela avait été une de ces journées fraîches et belles.

L’on était partis matin pour la campagne. C. et T. étaient arrivés avant 10h, prouvant ainsi que quand des ados voulaient se réveiller, ils pouvaient.

A 10h30 l’on décollait. Augustine, notre fidèle FIAT 500 L blanche, toute pimpante de frais, nous mena sans encombre à P*** pour l’anniversaire de M., où nous arrivâmes pour 12h18 pétantes.

Pendant le trajet, nous avions écouté, comme souvent ces derniers temps, une playlist thématique générée à partir de la bande son de L’âge de Glace 2. R. corrigeait des copies à l’avant, C. écrivait un sonnet à l’arrière, en quête de rimes en « ette » et en « i ». T. et S. rêvassaient.

M. était en forme et émue par les cadeaux.

Un tableau collectif représentant l’École, en cours de reconstruction après l’incendie de décembre 2022, co-réalisé par C.A., R., T. et C. Un paillasson en forme de chat, offert par R. pour l’entrée, quelques livres offerts par mézigue.

Plusieurs coupes de champagne plus loin, l’on s’asseyait devant une raclette de circonstance, suivie de près par une galette maison préparée par C.A.

La proposition « Alors, il paraît que tu as été témoin d’un meurtre ? », lancée tout à trac à T. qui s’y attendait fort peu, recueille un vent conséquent accompagné, il faut bien le dire, de force relèvements de sourcils et autres saccades oculaires. Elle fournit l’occasion de quelques sorties de table bien senties et il devient soudain urgent d’aller promener le chien.  Celui-ci, « réglé comme du papier à musique », fait sa crotte dès qu’il sort et si possible sur le perron même. 

Mais ensuite, c’est café et belote et tout va bien, comme si de rien n’était. Et cela nous mène à 17h30 où il est temps de reprendre la route.

C’était une belle journée.

Tout n’est que bien.

BON DÉBARRAS

Fermé le compte Facebook.

Pas seulement fermé: effacé. D’ici 30 jours on ne pourra plus le réactiver et d’ici 90 jours les données seront définitivement effacées. 

Je respire. C’est un tout petit peu abyssal cette légèreté.

Cela met fin à tout un arc réflexe, à tout un schéma compulsionnel.

C’est vertigineux. Attendons de voir si cela s’appelle l’Aurore ou si cela s’appelle le Crépuscule des idoles. Attendons les 30 jours, attendons les 90 jours.

Bye bye les 5000 amis. Bonjour à l’existence. La vie nous appelle même quand nous l’appelons, ai-je lu. 

Le jardin se profile. Il faut cultiver, me dis-je.

C’était la rentrée, après les vacances de Noël et, passé les évaluations, il n’y avait personne. L’école était déserte. Glacée. Tout le monde avait attrapé la grippe.

J’avais passé la journée de mercredi quasiment seul dans le studio, avec tout de même le passage de M.L., trempé par une averse, venu travailler sur son mémoire. On fait un petit tour en bibliothèque. On ajuste deux ou trois phrases. On trace des axes méthodologiques. La vie mode d’emploi.  

Et puis alors jeudi, là, tout seul tout le temps. Personne. Le silence glacé de l’école déserte et quelques aller-retours entre le studio et la machine à café. 

J’étais allé manger un bœuf Loc-Lac et puis encore un bol de Tsunamen sur le chemin du retour. Il faisait froid. Il fallait se réchauffer.

Le train était presque vide. La gare était presque vide. Le métro était presque vide. Les rues étaient presque vides.

Et ce matin, R. était patraque. Grippe. J’ai fait du bortsch aux légumes. Ça réchauffe.

Ce soir, un curry de butternut et du riz. Ça réchauffe aussi.

« Je n’arrive pas à y croire », aime répéter S. à tout propos. Ou bien il dit: « si je m’attendais à ça! ». Je crois que ça vient de L’Âge de Glace.

CYCLONE

Projet sonore 2022-2023

Sur une proposition du GIP ARRONAX, accélérateur de particules situé à Saint-Herblain, dans la métropole Nantaise, le groupe Cellule de Crise de l’École des Beaux-Arts de Nantes Saint-Nazaire a réalisé des prises de sons sur le site du cyclotron et conçu une œuvre sonore, intitulée « Cyclone », sous la forme d’un album vinyle 33 tours d’une quarantaine de minutes.

Le disque vinyle a été tiré à 200 exemplaires dont 30 exemplaires pour les auteurs (Christophe Atabekian, Nicolas Brugnon, Adèle Candau).

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DANS LA BOUE

C’est là que nous l’avions laissé.

Dans la boue, pour autant que portant bottes et tenue de pluie. Pas dans le complet dénuement donc. Paré pour la boue, en réalité. Tout debout. 

Ainsi, dans son élément, pourrait-on dire, il allait au jardin. Allait aux poules. Allait au fumier. Allait à la promenade du matin. Allait au ramassage des haricots. pour lequel il fallait un pliant. Et un meuble bas. Pour s’éviter des douleurs. Car il n’avait plus vingt ans. Une caisse donc. Et un panier. Oui, pour les haricots. Bien sûr, pour les haricots.

Dans sa tête ça ne bougeait pas. Ça bougeait peu. Ça se tassait dans la terreur. Il faisait peur dans cette tête. Il faisait sombre, humide. Il y avait de mauvaises images cachées derrière des fanfreluches dans cette tête. Il ne fallait pas trop bouger la tête, dans cette tête. Pas trop changer de perspective, dans cette tête. Eviter de voir se profiler un relief.

Du plat de la main en éventail, comme d’un moustique, il balayait la mauvaise pensée. Le souvenir d’une émotion, d’un doute, d’une dette, d’un questionnement. Il remplaçait cela par de la brume. Cette bonne, épaisse, rassurante, grise et morne brume.

Parfois l’illusion du plein soleil. L’illusion du plain chant. L’offrande toute pure. Le sourire toute face. Parfois. Rares fois. Souvent plutôt la grise inquiétude. L’œil opaque. La bouche tombée. L’oreille en berne.

Du beurre dans l’huile et une tranche de lard. Un œuf. Cela grésille et parfume la maison. On jette là-dessus une poignée de piment.

Dans la boue.

C’est là que ça commence. C’est là que ça reprend. C’est là qu’il reprend contact avec l’écoulement de son existence reculée. Aussi retirée que faire se peut.

POUR AINSI DIRE

Et continuer d’un bon pas, je m’étais dit que ce n’était plus possible. 

Puisque tout le monde racontait sa vie, avait raconté sa vie, montré sa vie, photographié sa vie, filmé sa vie, ses aliments, ses ébats, ses vacances, ses animaux domestiques, ses enfants, ses parents, ses amis, bref, que tout cela était public, exposé, surexposé, l’on ne pouvait plus, ce n’était plus la peine.

Donc, m’étais-je dit, ce matin en faisant bouillir de l’eau pour le café de sept heures, il fallait faire autre chose. Le contraire ? Pas forcément le contraire. Autre chose, ce n’est pas toujours le contraire. Parfois, paradoxalement, le contraire c’est d’ailleurs tout à fait la même chose. Ne me demandez pas d’exemple, c’est une intuition. À vérifier. Je renvoie la vérification à plus tard. À tantôt.

Hop, une image.

C’était cela, l’image, un vide, un volume où projeter quelque chose. Ici, dans le cas présent, le client (je dirai le client sans dire qui: confidentiel) a trouvé l’estimation à la louche (comme on dit) hors de proportion avec le budget alloué et donc, probablement, ça ne se fera pas. Ça ? Ça quoi ? Hé, hé. Cinéma, c’était écrit sur la porte, mais pas ce que vous croyez.

Pour revenir à ma problématique, mais l’image y sert, il me faut donc prendre une autre direction. Raconter sa vie, non. Raconter ? Peut-être. Sa vie ? Peut-être. Mais raconter sa vie non ? Séparer « raconter » de « sa vie ». Qu’est-ce que que « raconter » sans « sa vie »? Qu’est-ce que « sa vie » sans raconter ?

C’est l’enjeu et cela commence maintenant. Imaginer par exemple que quelqu’un se réveille tôt et qu’un coq chante.

C’est un coq rauque, un coq peu motivé. Un coq qui laisse quiconque toucher ses poules sans même broncher. Un coq qui ne touche pas ses poules. Qui ne consent même pas à se nourrir. Que ses poules nourrissent. Par pitié. Par désœuvrement. Qui se blesse à la patte. Dont la blessure fait l’objet d’une dévoration collective par ses célibataires-mêmes, au point qu’il faut poser une attelle. Ce coq donc. C’est lui qui, rauque, faiblard, peu affirmatif de soi, chante — si l’on peut parler de chant s’agissant de cette émission rauque et comme inachevée — dès cinq heures et réveille le monsieur que l’on imagine.

Maintenant, ce monsieur, dessinons l’espace qui l’environne. Sa maison, pour ainsi dire. Et c’est bien le mot juste, en réalité. C’est d’une maison dont il s’agit. Celle-ci est située au sein d’une petite agglomération. Dire un bourg serait plus juste. Cinquante à cent foyers au plus. Déployés sur une certaine étendue de faux plat. Avec des champs, des étangs, des ornières, des routes, des chemins, des places, des rues, des impasses. Région centre. Restons vagues. C’est l’été. Un été pluvieux. Anormalement pluvieux. Un été de boue et de mildiou. Ça ne rigole pas beaucoup dans  le poulailler, ni dans le champ, ni dans les sentiers, ni sur les chemins, ni sur les routes. Ça ne rigole pas dans le jardin public, pas plus dans le parc départemental, ou dans la forêt domaniale. 

Ce monsieur se réveille. Il est cinq heures. Il ne sait plus pourquoi mais il se lève. Il va. Au jardin, parce que même de la boue c’est déjà ça. Même une terre meuble, même de l’argile gorgée d’eau qui fait scouitch scouitch autour des bottes, c’est déjà ça. C’est un sol sur lequel s’appuyer, fut-il mou et glissant. 

On va le laisser là dans la boue et on le reprendra plus tard me dis-je.

ON IMAGINE BIEN

Que l’on ne va pas se donner la peine d’expliquer, de justifier ou d’excuser, me dis-je, pensai-je.

On imagine bien ce que l’on veut bien. Ce que l’on veut bien imaginer. Ce que c’est qu’une rupture, une faille, un gouffre. Ce que c’est qu’une ellipse, qu’un raccord, qu’une solution de continuité. Ce que c’est que d’être et d’avoir été. Tout cela, qu’on imagine bien. On l’imagine bien, j’imagine, me dis-je, pensai-je.

Or, j’imagine ainsi que ça y est et qu’il est temps.

Mais attention, me dis-je, attention. Cela, qu’il est temps, j’entends, je me le suis déjà dit et l’ai déjà proféré, ou écrit. Bref, ne pas se monter la tête. Ne montons pas sur nos grands chevaux. Montons sur nos petits poneys, ce sera déjà un grand pas. Un bon trot.

Et que le temps n’est plus ce qu’il était, me disais-je l’autre jour, constatant l’invraisemblable, l’insoutenable longueur, l’insupportable lenteur du film de Sergio Leone, Le Bon la Brute et le Truand. Comme cela est long, m’étais-je dit, comme cela est lent, avais-je pensé. On ne peut tout simplement pas le soutenir, m’étais-je dit, on ne peut pas tenir la route, avais-je pensé. Plus personne ne peut plus donner ce temps à ce film, m’étais-je dit. Que le temps était devenu subitement cher, avais-je pensé.

Et que, tout pareil, écrire, il fallait faire court, m’étais-je dit. Plus court, avais-je pensé.

Très court.

Il faudra.

Peser.

Les mots.

Les phrases.

Les mots des phrases.

Espacer, respirer, blanchir, diffuser, dilater, affranchir, délivrer.

Qu’il n’est plus temps de. Que l’heure n’est plus à.

Qu’il est temps de. Que l’heure est à.