ÉCRIRE (SE) DIT-IL

Il s’était dit qu’à part le plaisir d’écrire, il n’y avait pas grand-chose à attendre de ce qu’il était convenu d’appeler « la vie ». La « vraie vie », comme on l’entendait dire (et cela faisait rire). La vraie vie, s’était-il dit, pouffant à s’en étouffer en mangeant sa tartine. Mais appeler ça un plaisir était tout de même un peu fort, s’était-il dit. Écrire était essentiellement une chose horrible. Moins horrible bien sûr que tout le reste, s’était-il dit. Et tout ce reste n’était rien. Et écrire n’était rien. Mais c’était ce peu de chose qui restait, s’était-il dit, ce peu de chose qui demeurait quand il ne restait plus rien. Et il ne restait plus rien. Mais aussi, avait-il ajouté, in petto, on pouvait aussi bien dire qu’il n’y avait jamais rien eu. Jamais rien eu d’autre que la folle espérance. Le fol espoir de la jeunesse. Il y avait eu la jeunesse, s’était-il dit et la jeunesse était une chose horrible, avait-il ajouté. Mais la vieillesse n’était-elle pas plus horrible encore ? — s’était-il demandé. Cela restait à prouver, s’était-il dit. 

Et ce ruminant, il avait attaché son vélo et posé son sac. Il avait  un moment caressé l’idée de s’asseoir là, sous la canopée et de commander un café mais ses poches étant vides il était allé s’asseoir dans le hall du conservatoire.

Le sac était lourd d’un kilo et demi de travers de porc, d’un paquet de choux de shanghai, d’un kilo de riz japonais, d’un sac de pâtes de riz coréennes, d’un sachet de porc séché mariné, d’une boîte d’oignons frits, d’une botte de coriandre et de divers menus accessoires. Le sac était lourd de lui-même. De sa propre toile. De sa propre structure. De sa pesanteur de sac. Le sac promettait un retour éprouvant, à deux sur le vélo sur les faux plats de Sébastopol, les faux plats qui mènent à Jaurès, les faux plats de la rue Armand Carrel, de la rue de Meaux, de la rue Petit et de l’entrée du Pré Saint-Gervais. À quoi il fallait ajouter le poids de l’antivol. 

Heureusement, soufflait une petite brise. Mais il avait perdu l’idée qui avait provoqué cette première phrase. Une idée née de l’analyse, s’était-il souvenu. De la capacité d’analyse que permettait le langage, s’était-il dit. Du pouvoir de grossissement du langage et de l’écriture. De cette possibilité de s’étendre, de dilater le temps, d’étirer une idée, une impression. Il s’était dit qu’il y avait le temps de l’Histoire et le temps de la Vérité.

Aux yeux de l’Histoire, celui qui avait raison dans l’Absolu mais ne parvenait pas à rassembler un consensus valait moins, beaucoup moins, que celui qui avait tort dans l’Absolu mais parvenait à rassembler. Avoir raison dans l’Absolu n’avait aucun poids aux yeux de l’Histoire, s’était-il dit. Il y avait un autre lieu pour cela, s’était-il dit, avait-il espéré. 

Cela commençait à sentir vraiment bon, les travers de porc caramélisés qui mijotaient depuis une petite heure et le riz bien chaud qui sifflait dans le rice-cooker. En allant faire les courses, il était tombé sur H.V., qui se rendait chez A.N., qui justement venait d’aménager juste à côté, en face, à cent mètres à peine. H.V. lui parla de son film mais il n’était pas libre pour la prochaine projection. Il faudrait remettre. 

Et il se dit que c’était un peu con de parler de lui à la troisième personne et qu’il ne persévèrerait sans doute pas dans cette voie, bien qu’il soit peut-être intéressant d’essayer encore, de poursuivre encore. Cela mettait à distance, c’est évident.

Il avait envie de boire encore un verre de vin rouge mais il n’y avait que de la bière.

On attendait R. pour le tarot, les masques et le festin. Ce serait une belle soirée.

S’EMBALLER

Je me trouve entouré de différents équipements collectifs. En face de mes fenêtres, se succèdent, en quinconces, une clinique, une maison de retraite et une résidence étudiante. La nuit, une femme tousse. Du moins il me semble, à la tessiture de la toux, que c’est une femme,  mais il s’agit peut-être d’un homme au timbre aigu ? 

On tousse, donc, toutes les nuits. C’est un fait. Quelqu’un se meurt longuement d’une quinte de toux infinie, juste en face, à quelques mètres, chaque nuit.

C’est la nuit que l’on entend tousser. Effet de la position allongée qui favorise le reflux de sucs gastriques dans l’œsophage ? Possible, mais je ne pense pas aux remontées acides: je pense à la mort. Je pense que quelqu’un meurt là bas, en face. Je pense que beaucoup de gens meurent là bas en face et moi aussi, je meurs, quoique plus lentement. Je pense que le temps file entre mes doigts, tandis que je ne fais rien contre. Et que devrais-je faire ? Mais travailler, aurait dit Andy Warhol. Bon sang, oui, c’est évident. Travailler. Rien d’autre à faire. Si. Quoi ? Rien. Ah oui, mais non. Mais si. Ah.

Cette présence de la mort est elle pour quelque-chose dans le fait qu’il m’est de plus en plus long, chaque matin, d’organiser le sourire du jour ?

Je crois que c’est aussi dû à la pauvreté des propos, à la rareté des échanges, à l’idiotie ambiante. J’allume la radio et c’est tellement idiot ce que j’entends que j’éteins aussitôt. Je refuse de haïr. Je refuse d’être contre. Il y a déjà tant de poids mort. Tant de gens qui se plaignent. Tant de soupirs inutiles, de vains râles. Ce qui est trop idiot ne mérite pas d’être écouté. On n’a pas tant de temps à perdre puisque l’on meurt. On meurt en face, pour me le rappeler. 

Parfois, une voix s’élève, souveraine. Mais rarement l’été.

L’été, l’idiotie règne dans les rédactions et sur les plateaux. Une idiotie lourde, que la chaleur n’arrange pas. Je vois que je progresse au fait que ce ne sont plus les adjectifs que je retire mais les adverbes. Les adjectifs, il n’y en a plus qu’un ou deux de loin en loin.

Alors, oui, c’est plus long de sourire, plus long de sortir du lit, plus long de faire des abdos, quelques mouvements, de prendre une douche. Plus long d’être en vie, en train, en souplesse, en agilité, en réponse du vent, en prise avec la lumière, en vibration.

Heureusement, R. m’a inoculé l’ habitude matinale du jus de pommes-carottes-gingembre-curcuma extrait à vif et bu sur le champ. Il faut ensuite laver l’extracteur et cela procure un moment zen. Ce matin, on avait même ajouté un peu de fenouil.

Il faut dire qu’avant on avait regardé un autre épisode des Soprano entre sept et huit heures parce que celui d’hier soir était décidément trop triste. On ne peut pas commencer une journée en tristesse. Et puis c’était encore une belle journée roborative. Nous avions bien mangé et bu la veille, avec bro aux Bancs Publics

Les Bancs Publics, c’est devenu ma cantine, avec le chantier qui est juste à côté. J’y avais déjeuné avec D. et nous avions été rejoints par G. Avec force rosé. Maintenant, deux semaines sans une goutte d’alcool, me suis-je dit. Et c’était ma première journée. Et c’était frais.

Éditions des voix de B., enregistrées lundi, des plans du studio, revus hier, sur place, en réunion de coordination. Passage aux impôts pour régler une vieille taxe d’habitation. Deux courses et hop. La fibre est HS mais j’ai de la 4G. Tout va bien.

Il faudrait repasser des chemises.

LES AMÉRICAINS

Aujourd’hui avait été jour de grand nettoyage à la maison. Vaisselle, aspirateur, lessivage des sols, rangements, repassage. Je vois qu’il me faut des espaces de rangement supplémentaires pour la cuisine, des plaques à induction, consolider le support de l’évier, changer la robinetterie de la salle-de-bains, changer le flexible des toilettes, qui fuit, équiper le salon d’un meuble à tiroirs et à étagères pour livres, documents et objets, faire l’acquisition d’un écran pour regarder des films sans se tordre le cou, louer un perforateur béton pour installer les étagères des toilettes, etc. 
J’attendais pour ce faire que les chantiers de l’été s’avèrent et ils s’avèrent et je vais donc pouvoir investir.

Joie, allégresse, actions de grâce.

En ce moment, avec R., on regarde (pour moi c’est une re-vision) Les Soprano depuis la saison 1. Vu notre rythme, on en a pour un bon moment, parce que l’on tend à s’endormir devant si d’aventure on les regarde le soir. C’est aussi parce qu’on les regarde sur le petit écran du Macbook et qu’il faut donc être couché sur le côté pour éviter de se rompre les cervicales. C’est toujours aussi bien, les Soprano, même si je n’ai pas la surprise de la découverte. 

Hier nous étions allés, en compagnie de C., pique-niquer aux Buttes-Chaumont et il y avait ce jeu, Buddha, apporté par R., qui consiste à tracer des formes avec de l’eau sur un panneau, qui redevient blanc en séchant au soleil. On avait joué aux cartes mais les cartes s’envolaient avec le vent. Le rhume des foins ne me quitte pas. Ensuite, nous étions allés à la piscine, mais R. en avait été privée en raison d’une panne de la machine à distribuer les maillots.
On s’était retrouvés ensuite à la maison pour un tournoi de Yams en mangeant de la pastèque.
On avait bu de la bière belge, rapportée de Bruxelles par R., pendant que C. s’était empiffrée de cerises. On l’avait déposée à Rambuteau avant de partir à pied à la recherche d’une terrasse hospitalière au soleil. Nos pas aléatoires nous avaient menés à celle du Plomb du Cantal, à Strasbourg Saint-Denis, où nous avions commandé un 25 cl de Gerwurzstraminer – ce qui n’est pas normalement autorisé « en limonade » mais nous fut exceptionnellement accordé après que nous eussions fait état de notre intention de déguster une saucisse fraîche-aligot ensuite, ce que nous fîmes. Avant cela, nous avions croisé tout à fait par hasard N., avec qui nous avions discuté jusqu’au coucher du soleil.
Après le dîner, solidement lestés, nous avions fait quelques pas jusqu’à la station Jacques Bonsergent où nous avions attrapé la 5, direction Hoche, puis maison.
Puis Soprano, etc.

C’était une semaine roborative, dont une bonne part consacrée au mixage du film de M.D., à l’organisation des chantiers à venir, à la recherche de thèmes musicaux pour le projet Data et à mille autres petites et grandes choses. Je n’avais pas eu le temps de faire les courses, pas le temps d’aller faire du sport, à peine eu le temps de faire mon lit. 

C’est agréable de prendre le temps de ranger.

C’était une bonne journée et un vrai dimanche.
J’attends R. et je vais peut-être déboucher une bouteille de Rasteau en préparant la cuisine.

Je me disais qu’il n’était pas utile de commenter. Qu’il fallait simplement décrire.
Décrire simplement. D’un trait. On comprenait.
Il n’y avait rien à comprendre.

Au cours de la conversation – je le note comme ça au cas où je sois amené à l’oublier – j’avais fait part à N. de ma théorie selon laquelle la seule solution pour sortir de la guerre des très riches contre le reste du Monde, inévitable en raison de la concentration des capitaux et de l’impossibilité d’une fiscalité mondiale taxant les échanges financiers, était d’abolir les héritages au-dessus d’une somme que j’évalue à peu près à quelques dizaines de millions de dollars, peut-être deux ou trois-cents, allez. Mais il fallait que cette décision soit prise par les super-riches, évidemment. Il fallait une prise de conscience. 

Ah oui, et aussi j’avais commencé à regarder la cinquième saison de « The Americans », la septième de « The Walking Dead », la deuxième de « Luke Cage » et j’avais de plus en plus de mal à m’intéresser à l’Amérique. L’Amérique avait beaucoup perdu de son talent de raconter des histoires. Beaucoup perdu de sa fraîcheur, de sa foi, de sa vigueur. Depuis les Soprano, il y avait eu une perte manifeste. Pour commencer, il n’y avait plus de personnages, plus d’humanité, simplement des fonctions et des types. Il fallait que l’Amérique se réveille, me disais-je. Ou que quelque chose d’autre que l’Amérique s’éveille, me disais-je encore. Mais quoi, me demandais-je ? Qui ? Où ?

SOYONS SIMPLES

Je ne veux pas croire que nous soyons déjà le 7 juin et c’est pourtant la triste réalité.
Le temps file comme s’il était avalé par une broyeuse géante.
Ca en fait de la poussière.
Des nuages de poussière rouge. De poussière de temps.
Et on en bouffe de la poussière.
La nuit, le jour.
On est rouges de poussière.
Rouges les bouches, rouges les yeux, les mains, les corps.
On tousse du rouge de la poussière de temps.
Et on mouche et on tousse.
C’est l’allergie. C’est le rhume des foins.
Ce matin, le métro coinçait un peu. C’était juste-juste pour l’école et un peu la cohue.
Maintenant, on sait faire: on se jette sur le wagon de queue à Porte des Lilas et on investit le couloir.
Résurgence, rémanence. 
Ensuite, un café avec R. près des Halles, dans le soleil du matin. Puis on vaque.
Montreuil. Rendez-vous mastering avec G., très sympa. On papote tout en faisant des réglages.
A. se pointe. Il est bientôt 13h. L’heure de partir, pour repasser au Pré, déjeuner d’un reste de tomates, d’un avocat, de pousses d’Alfa-alfa et d’une boîte de sardines à l’huile.
Téléphone, mails, réservation d’une carotteuse à béton, réglages divers, prises de rendez-vous, organisation, administration, puis il est temps de repartir, attraper la 5 à Hoche, direction Breguet-Sabin. Passage chez les B. pour Kant et manutention informatique.
Puis, un peu de refonte d’article en terrasse aux Halles.
Audition de piano de C.
Côtes d’agneau et crozets chez Y.
Quelques parties de rami et de Loto puis back home.
Sur le chemin, des tentes dans les talus du périph.
Des familles font des feux de camp.
C’était une bonne journée.
J’écoute E.M. en direct du Canada tout en vidant la machine et en accrochant le linge.
Demain, poursuite du mastering. Samedi, c’est C. et dimanche fin du mix M. 
Ca roule.

L’ÉTÉ DE MON CONTENTEMENT

Je me dis quoi qu’il en soit, je me dis peu importe, je me dis quoi qu’on dit, quoi qu’on dise, il faut écrire. Il faut écrire et puis voilà.
Sans se soucier d’autre chose, me dis-je.
C’est déjà suffisamment compliqué comme ça.
C’est comme la gym, m’étais-je dit. C’est toujours difficile au début. Difficile, ingrat, lourd.
Il faut passer ce premier souffle.
Continuer, ne pas se laisser happer par l’attrait du vide, la pensée du résultat, le vertige du jugement.
Persévérer. Que dis-je, mersévérer aussi bien. 
Mon devenir-Thanos, me dis-je, taquin, pour rire.
Mais on obtient, à la longue, à l’endurance, des résultats.

Et vient le moment où l’on décale des blocs de textes, où l’on supprime ceux que l’on avait laissé là un peu pour essayer, un peu en attente d’autre chose. D’autre chose qui était venu ailleurs.
Une pensée qui devait s’incarner ici s’était incarnée autrement, sans qu’on s’en soit aperçu d’abord et c’était très bien. Ce sera très bien. C’est très bien.

Que la main se contente de suivre, de précéder.
Que l’œil s’y jette de temps en temps, pour lire, pour rire.
Et l’on pourrait très bien raconter une histoire, des histoires.

Ce serait bien, des histoires, m’étais-je dit.

Cette nuit, j’avais torturé un homme dans mon sommeil et je n’étais pas fier.
D’abord, on lui avait coupé la tête.
Je dis « on » parce qu’on était deux.
On s’était occupé de la tête.
Il y avait un trou à l’oesophage par où j’envoyais de l’eau au moyen d’un tuyau d’arrosage.
Et des abeilles entraient par ce trou.
La tête, elle, parlait. Ne paraissait pas souffrir de nos mauvais traitements.
Elle toussait un peu. 
La voix était altérée.
J’avais honte.
De savoir qu’il s’agissait d’un salaud n’était d’aucun secours car j’étais pire que lui avec mon tuyau d’arrosage.
Qui était il ?
Que disait il ?

Je crois qu’il se formait beaucoup à partir de Donald Trump dont je me sens coupable de désirer la mort à chaque instant. C’est terrible de désirer la mort de quelqu’un, fut-il une ordure. Et il est un fait notoire que Donald trump est une ordure objective. Mais de là à en souhaiter la mort, me dis-je.
Ah…

Mais je n’avais pas fait que torturer, j’avais dormi aussi.
D’un sommeil paisible et rempli de joie à la re-vision (pour la vingtième fois) de Ordet de Carl T. Dreyer. Et qui n’a pas vu Ordet n’a pas encore vu un film de cinéma me dis-je.

On avait mangé un petit dahl dans un restaurant pakistanais de la rue du Faubourg Saint Denis, puis on était rentrés à Aubervilliers avec R. et on s’était mis à regarder Ordet, plus exactement nous avions terminé de regarder Ordet, commencé il y a quelque temps. Et le chat était venu regarder le film avec nous. Vraiment regarder, avec attention.

Ordet, un film qui capte même l’attention des chats.

Et puis ce matin il avait fallu partir pas trop tard pour récupérer C., manger du saumon cru pas trop loin, acheter des cadeaux d’anniversaire pour la copine L., passer au Pré, faire un shampoing anti-pelliculaire, un soin de verrues plantaires, regarder des débilités.

J’ai dit: « je te laisse trois ans de débilités et on commence à regarder des trucs intelligents ». En ce moment c’est 80% débilités et 20% trucs intelligents, à douze ans on commence à inverser la statistique. Elle avait ri, mais elle sait que je suis sérieux. Parce que les licornes et les princesses ça va un temps…

Et puis on était repartis. Tram. Métro. Rambuteau. Parc Anne Franck. Anniversaire. Bistrot. Ecriture. Et bientôt…

REFLUX

Il faut que jeunesse se passe et que social se meuve, me disais-je, renonçant à poster un commentaire moqueur ça et là car il est inutile, cruel et présomptueux de se moquer, pensais-je.

Et cette nuit, encore j’avais fait ce rêve qu’un appartement oublié me revenait soudain en mémoire dont j’étais propriétaire sans pouvoir me rappeler depuis quand, ni comment, ni à la suite de quoi, ni par quel moyen. Toujours était-il que j’en possédais les clefs. Bien qu’il fût douteux que j’en fusse demeuré le propriétaire, le temps passant, le monde allant.

Et puis il y avait cette liste qu’il m’était demandé, au sein d’une commission, de produire. Une short-list de dix noms dont il était convenu – quoique secrètement – que le dixième nom devait être celui de notre homme (mais c’était peut-être une femme, c’était certainement une femme).
Il était impératif que son nom figurât à ladite liste, comme autant impératif il était qu’il en fût le dixième, en position d’outsider et – pour ainsi dire – assuré d’une défaite préméditée.
Et cette femme chantait son programme, me souvient-il soudain, encore.

Par ailleurs, j’avais hérité de l’étrange pouvoir de diriger mentalement les gens à distance. Mais la jouissance de ce pouvoir s’accompagnait d’une grande culpabilité car comment en user sans porter atteinte à ceux sur lesquels ce pouvoir se déployait ? Et depuis quelle distance, depuis quel surplomb, quelle position de sagesse ? Bref, je me contentais de mettre des enfants turbulents hors d’état de nuire.

Et aussi, c’était l’été qui repartait de plus loin pour mieux revenir.
Le vent, le soleil et les embruns sur la plage de Saint-Malo.
On revient.
On reflue.
On prend courage. 
On reprend forme.

Toute voile dehors.

Mine de rien, c’est déjà un sacré pas en avant à ce stade.

TU QUOQUE MI FILI

Il s’est passé quelque chose d’essentiel dans la décennie qui vient de s’écouler dont la portée m’avait échappé. L’on est distrait d’un rien.
Le tram. C’est de ça que je cause.

La ligne 3b du tram (et sa coextensive 3a ou l’on pourrait dire l’inverse aussi bien). 
Cette jonction périphérique créatrice d’un peuple, d’un projet, d’une architecture, d’un nouveau contexte urbain, d’une renaissance parisienne, d’une épiphanie, bref, voilà j’en suis de ce peuple périphérique, de ce grand grand Paris, depuis que, oui, j’ai emménagé ces jours-ci au Pré Saint-Gervais et même au Pré Gervais si l’on tient à la laïcité.

Et c’est un sentiment océanique.
Une vague apaisante et suave.
Un parfum de printemps.
Un chant d’oiseau dans le matin.

Seule ombre au tableau: j’ai importé, bien involontairement, suite à l’achat impulsif d’une mezzanine d’occasion sur le Bon Coin, une colonie de cafards dont il faut à toute force que je me débarrasse.

Alors j’extermine.
Je pulvérise.
J’atomise.
Je désintègre.
J’annihile.
Je bute.
Jusqu’au dernier des derniers.
Me suis procuré du Goliath. Les marins sauront de quoi je parle.

Mais ces cafards occupent mon esprit.
Moins que mon amour, qui brille au Nord un peu plus loin mais plus que ma muse qui pleure près la guitare. Et le sommeil se raréfie vers trois heures du matin.

Il faut que cela cesse et cela va cesser.
Je bouche les trous. J’expérimente les matériaux. Le silicone, la colle à bois, la mousse P.U.
Je colmate.
Je supprime les planques.
Je coupe les voies.
Pas de printemps pour Marnie.
Pas de fleurs pour Algernon.

Enfin voilà, je suis locataire.
J’ai un bail pour trois ans.
Ce n’est pas rien.
Vous viendrez ? C’est au Pré Gervais, rue Simonnot, au treize.
Vous pouvez déjà m’y écrire.
J’attends de vous y lire.
Des baisers.

INQUIÉTUDE

Et là, maintenant, à cette heure, je ne sais plus du tout, absolument plus du tout pourquoi j’avais pris cette photo vendredi soir vers 1h04 dans ce bar de l’avenue Parmentier.

Sans doute quelque chose m’avait-il ému, touché, excité, intrigué, séduit, amusé, dans la pose, le regard et l’attitude de cette barmaid ? Sans doute, sans doute, puisqu’il y avait une autre photo d’elle.

Il faut avouer que j’avais trop bu, pensais-je.
Neuf verres, c’est trop, me dis-je.
C’est un de trop, me dis-je encore.
Huit, c’est ma limite, me dis-je, avec quelque expertise.
Passé neuf, je dois partir, m’excuser, respirer, rentrer lentement, faire face à un vertige, une nausée, regretter le dernier verre. 
Mais neuf, c’est mieux que dix ou douze.
Là, je n’en parle même pas et je fais en sorte que cela n’arrive plus.
Déjà, neuf, c’est rare.

À neuf, on se demande quel était le verre de trop.

Le verre de Chardonnay pris en attendant G. au Grand 8 ? 
Le verre de bière pris aux Cannibales ? Le petit shot de vodka qui l’accompagnait ?
Ou bien l’un quelconque des verres de Cairanne, de Beaujolais ou de je ne sais plus trop quoi ?
Et à quel moment les verres se dissociaient-ils de la série ?
Par exemple, les verres bus à midi avec G. ne comptent pas, n’est-ce pas ?
Mais le verre de vin pris en travaillant dans l’après-midi, juste avant de partir, dois-je
l’inclure ?
Alors cela ferait dix, me dis-je.
Mais de 19h à 1h, le temps file comme un élan, me dis-je.

Bref, me dis-je, je m’étais endormi sans même enlever mon pantalon.
Et réveillé à sept heures puis rendormi après avoir éteint la lumière, mais toujours avec mon pantalon. Ce besoin d’une protection. Contre le froid, la fatigue, les chats, la lumière du jour.
Puis neuf heures trente et les chats qui attendent leur biscuit.
Ce sont des chats qui ont droit à un biscuit au réveil. C’est comme ça. Et ils le savent.
Ils revendiquent. Dès cinq heures du matin, souvent, me dis-je.

Puis j’étais aller chercher C. et nous avions zoné toute la journée, parce qu’il faisait froid.
A peine une petite balade au bout de la rue chez Marian Goodman où une photo attire mon attention.
J’irai la photographier, si j’y pense, me dis-je.
Elle représente des gens en train de visiter un musée mais ils sont habillés comme pour une randonnée autour des lacs italiens. Les regards partent dans tous les sens. Vers l’intérieur des âmes, surtout. C’est un très grand format. On dirait un miroir, m’étais-je dit, tout à fait un miroir, avais-je pensé.

Bref, on avait zoné. La honte, me dis-je.
On s’était fait un shampoing anti-poux, parce que recrudescence à l’école.
J’avais fait des plans dans Autocad et C. avait regardé des dessins animés américains débiles dans lesquels des filles rêvent de super-marchés et tombent amoureuses toute les trente secondes du moindre crétin qui sort d’une salle de gym ou d’une cabine d’U.V.
Horreur, effroi.

J’avais préparé des travers de porc caramélisé et du riz japonais.
On s’était couchés avec des livres mais je m’étais endormi aussitôt.
Vers deux heures du matin, gamberge infinie.

Ne parvenant pas à dormir, j’avais attrapé mon télémètre laser et mesuré toutes les pièces de l’appartement.

Je m’étais recouché en me disant qu’il me faut au moins 48m2.
Je m’étais réveillé en me disant que j’allais probablement être assez profondément à découvert pendant les six prochains mois et je calculais mentalement le rythme mathématique de progression de ce découvert alors que C. me parlait de je ne sais quel dessin animé américain.

Ce matin, il fait beau et tiède. Je dépose C. à la danse et je vais au club de gym.
Ensuite, je dépose mes affaires, lance une lessive et file chez E., qui a fait du poulet.
On discute de nos névroses respectives et on organise des stratégies palliatives.
M. vient nous aider.
On refait le cosmos jusque vers 17h, puis les affaires reprennent.

LAST DAYS

Cette nuit, rêve de mort. Rêve de haine. Rêve de violence.
Rêve si violent et si horrible que je ne peux pas le raconter.
Atroce de précision, de violence et d’horreur.
J’en frémis.
J’en parle au chat, longtemps.
J’ai besoin d’en parler au chat.
Je m’en parle. Longuement.

J’écoute Henry Laurens et j’adore la manière dont il termine les phrases.
Retombée abrupte systématique.
Il faut que je regarde ce que cela produit sur son visage. 
Que je connaisse quel type de visage, quel type de corps habite cette voix.
Sitôt cela écrit, j’irai voir sur le site du Collège de France.

Je crois que je suis inquiet. Je crois que j’ai peur. J’ai peur.
J’ai peur d’être inquiet. Tout va bien, me dis-je, tout va bien se passer.
Et si tout ne se passe pas bien, c’est très bien aussi, me dis-je.
C’est la vie, me dis-je.
C’est le métier qui rentre, me dis-je.
Ou qui ne veut pas rentrer, me dis-je.
Et c’est très bien, me redis-je.

Et je suis épuisé. Je veux dormir encore mais il est déjà cinq heures. Il faut se lever.
Epuisé et plein de ce rêve, difficile d’organiser la journée.
Mais je n’ai pas le choix.
Il faut en finir avec ce dossier et ce sera chose faite, juste avant que le train ne s’arrête à
Dunkerque vers 8h20.
Froid glacé.
Un café, un pain aux raisins.

Et hop, l’école.
Life shows no mercy.

On regarde un morceau de Genèse d’un repas de Luc Moullet et l’ouvrière de l’usine de thon de Dakar me fait penser à la reprise du travail aux usines Wonder. Alors on regarde aussi. Puis deux extraits de Une sale histoire d’Eustache, puis quelques vidéos de Chris Burden, puis Conte de Cinéma de Hong Sangsoo. Et cet après-midi Les Musiciens de Gion de Kenji Mizoguchi.
Tout cela me réconcilie avec la vie et on va boire une bière.

Je me ris du froid et me commande un burger infâme.
Et je suis bien calfeutré dans ma cellule.
Et ça va très bien.

UN CONGEE SINON RIEN

Il faut faire tremper le riz la veille.
Le faire cuire 45mn avec une noix de gingembre haché. 600 ml d’eau pour 60g de riz. Feu très doux après deux minutes d’ébullition.
Ajouter des algues, de la sauce soja, des légumes salés et pimentés, de la coriandre, de la cive, des oignons frits, un jaune d’œuf.
Et voilà !

Encore un épisode de Virus dans la boîte.
Montage son et mixage dans la journée, hop!
Et cette fois, c’est totalement fou, effrayant, beau et émouvant.
C’est un portrait de M.Z. en homme qui rit.
Et puis avant, j’avais pratiquement bouclé le dossier CFM, qu’il faut que j’envoie demain direction l’Australie, pour que K.S. le renvoie à qui de droit.
Comme il se doit j’avais souffert dans Autocad.
Souvent, il suffit de dormir dessus.
Seulement, il faut pouvoir.
Il faut avoir le temps.

Mon écharpe me donne des boutons.
Il me faut une écharpe en coton.
Et il fait froid, froid, froid.
J’ai froid, disais-je, pendant que C. répétait « j’ai faim ».
– J’ai froid !
– J’ai faim !
Ensemble.

Hier soir, on avait dîné chez Y. avec les A.
Pot-au-feu.
Fromages.
Trop mangé.
Ce matin, sport. 
J’ai cru avoir perdu ma carte Grand Voyageur et mon Pass Navigo mais ils étaient cachés sous un bonnet de bain. Heureuse issue. Je réserve des trains pour les deux semaines à venir.

Demain, c’est le train à 6h40, encore.
Dunkerque, glagla.
Et je projette « Les musiciens de Gion » de Mizoguchi.
Ca va être beau.
Et froid.
Mais beau.

Bon.