C’était une journée rondement menée mais tranquillement. J’avais d’abord déposé C. et L. à l’école et elles avaient été bien mignonnes, avaient rangé les jouets de S., s’étaient habillées dans les temps, avaient pris gentiment leurs Pitch-Paf, avaient fait bonne figure dans le froid crachin matinal. Puis c’était la femme de ménage, les instructions, les aménagements d’horaires. Le dépôt des médicaments. La visite à R.V. Une salle de projection et deux salles de montage. Puis dessins pour le dossier acoustique CFM, puis arrivée de P.G. au studio. Thé et biscuits. On papote entre potes. Arrivée de G.M-S. Enrhumée. Ou pire. La pauvre. Un thé. Enregistrement. Rapide, comme toujours. À seize heures c’est plié. On rentre. Je croise Y. et C. de retour de l’école. On prend un thé. C. fait son piano. Elle progresse. Je rentre, je ressors. Courses. J’invite plein de gens et finalement j’annule tout. Je me fais des pâtes. Une bouteille de Minervois. Et demain, c’est Dunkerque. Et samedi aussi. Dimanche, montage, mixage, fin du dossier. Et lundi, mardi, Dunkerque again. Je me dis pff.
Je ne sais pas comment ça vient, comment ça arrive. C’est un empilement de micro-sensations de déficiences, de menus écarts. L’impression d’avoir perdu les pédales, mais à peine. D’avoir fait défaut, mais juste, juste. D’avoir dérapé, mais imperceptiblement. D’être à côté de peu, mais juste assez pour verser déjà dans la catastrophe.
L’angoisse, l’inquiétude. Mêlée d’une culpabilité poisseuse, faite de la sensation d’avoir manqué à mes devoirs, de n’avoir pas assez donné, pas assez essayé, de ne m’être pas assez battu, d’avoir lâché, d’avoir cédé, de m’être défilé, débobiné.
Ou, au contraire, d’avoir insisté lourdement, de n’avoir pas su lire entre les lignes, deviner les signes, d’avoir manqué de finesse, de jugement, de rectitude morale, de réserve, de pudeur, de m’être débraillé.
Angoisse, culpabilité. Brouillard médiocre. D’avoir déçu, d’avoir manqué de classe, de style, d’à-propos, de réflexe, d’énergie, de courage, de sagesse, d’esprit, de lucidité.
Je ne sais pas comment c’est arrivé, à quelle heure, ni même quel jour, quand, à quel sujet, à qui, comment, où, à quelle occasion, à la suite de quel événement ou absence d’événement. C’est un empilement. Vient la goutte qui fait déborder le vase, mais on ne le sait que lorsque c’est déjà trop tard et la dernière goutte n’est jamais ni la pire ni la dernière ni la première. C’est une goutte parmi tant d’autres et c’est abusivement que l’on dit d’elle que c’est la dernière. C’est la dernière jusqu’à la prochaine.
Et l’on voudrait disparaître. L’on voudrait jeter la journée dans un trou. Être ailleurs, demain. Avoir la tête à autre chose.
Mais on tourne en rond. L’on ressasse. Le ventre se creuse. L’estomac se noue. L’on devient blanc, vert. L’on sent perler une goutte de sueur au front. Les sourcils se froncent. L’on secoue la tête, repense à tous les moments embarrassants de notre vie. L’on se moque de soi-même, ricane de honte, balaye sous la tapis, n’est pas dupe. Ca s’empile et bientôt ça remplit la pièce et il faut sortir. Mais ça vous poursuit dans la rue.
L’on se blottit dans son col, fait le dos rond. L’on va oublier, ne sait pas ce que c’était. Demain l’on aura oublié. L’on ne saura plus. Il faut boire un verre.
Et c’est fini, c’est parti, c’est oublié. Si je ne l’avais pas noté je ne saurai même plus que ça a été là. C’est de la chimie, un arc neuro-hormonal, un pet de travers, rien, en somme.
J’avais préparé des travers de porc caramélisés pour C., qui les réclamait, et ce soir, à sa demande encore, des galettes de riz au lard séché et aux choux de Shanghai avec du soja caillé. Nous sommes restés au chaud. J’ai écrit à propos du film de HSS et je me suis dit que je ne viendrais pas au bout du texte aujourd’hui alors je l’ai envoyé à R. dans cet état intermédiaire pour qu’il me dise ce qu’il en pense et il vient de m’appeler pour me dire qu’effectivement il lui semblait qu’il fallait prendre le temps. Il me fait remarquer, avec une sorte d’inquiétude quant à ma santé mentale, que j’ai employé le « nous » de majesté et que ce n’est pas une chose à faire. Ca me fait rire, je n’en ai pas le moindre souvenir. C’était dans mon esprit un nous inclusif. Un nous autres, pas un nous-moi. C’était sans doute lié à mon inquiétude. C’était un nous d’empilement.
Nous ne sommes pas sortis, à part pour faire trois courses, et je n’ai pas pu remettre la main sur un des plans nécessaire pour une étude acoustique. J’espère que je l’ai laissé au studio. Ce plan qui manque fait partie de l’empilement. Et d’autres choses. C. va mieux. Elle tousse mais la grippe est passée. Nous nous administrons un traitement contre les poux parce qu’il y avait des poux et l’on en trouve, morts, dans l’eau du bain. Les chats sont des pots de colle.
Et voilà, c’était, si tout se passe comme prévu, ma dernière réunion pédagogique, mes derniers bilans. Je me souviens des premiers. Radicaux. Violents. Drôles aussi. Chauds. Il y a vingt ans, bientôt. Dix neuf, en vrai. Dix neuf exactement et je crois que je vais quitter l’école à peu près au jour près à la date où j’y suis entré, dix-neuf ans plus tôt. J’avais prévu de rester cinq ans et j’y étais resté dix-neuf ans. Nineteen… Ni…ni…nineteen… Nineteen. Écoute flottante. On prend le 16h34 avec J.P. On rigole.
Dans le train, au téléphone, c’était vent de panique sur le chantier. Coups de fils dans tous les sens. Le jus qui ne passe plus, le variateur qui flambe, le client qui s’inquiète, l’électricien qui ne répond plus, la rate qui se dilate, etc. Froncement de sourcils, inquiétude et puis je vais prendre une soupe avec Y. et C., qui avait 40 de fièvre les deux derniers jours mais, maintenant, ça va mieux.
En écrivant sur le dernier film de H.S.S., je relis d’anciens textes et retombe sur Jacques à dit et Le Bonheur, qui sont, je pense, de bons sketches pour Y-N.G. Il faudrait arriver à les dire comme L.T. récite du Rilke. Arriver à faire entendre la tendresse dans cette combinatoire.
Les chats font encore n’importe quoi, je vais leur donner leur Sheba, qu’ils me fichent la paix cinq minutes. Et puis il faudra encore pelleter de la crotte. Non, les chats, je vous jure, c’est un emploi à plein temps. C’est une punition. Un test. Et, quand je les gronde, ils battent de la queue et me regardent comme si j’étais le dernier des salauds.
Moi, je tousse et je n’arrive pas à savoir si c’est à cause des chats, si c’est une grippe qui traîne ou si c’est nerveux. Un peu de tout, j’imagine.
Ca miaule, encore. Et puis il y a C. qui s’ennuie dans son bain.
J’ai des plans à faire, une étude acoustique à mener, des montages son, un article à écrire.
Au lieu de faire ça, on a regardé L’étrange Noël de Monsieur Jack en buvant du thé et en grignotant des cookies à la noix de coco.
J’étais allé à la gym ce matin. Il faut que je me donne un programme draconien. Je récupère lentement la forme et il faut que je reperde au moins quatre kilos.
Il faut, il faut, il faut. Qui est ce « il » qui faut ? Qu’est-ce que falloir lorsque ce n’est pas « il » le sujet?
Je faux Tu faux Il faut Nous fallons Vous fallez Ils fallent
Je ne sais pas si c’est encore possible d’aimer encore quelqu’un d’autre. Encore un autre humain. C’est tellement long de connaître un humain. C’est tellement long d’en faire un petit tour. Je n’ai pas dit d’en faire le tour. Déjà, se connaître! Alors, un autre… Qui se protège. Se ment. Se cache. Se déguise. Tortille du cul. Ballotte. C’est décourageant. A la première embrouille on a envie de jeter l’éponge. On se dit, pff. On se dit, bof. On se dit à quoi bon? Et quand je dis embrouille, je parle du moindre signe. D’un regard de travers. D’une intonation. D’un geste. On se dit qu’on est vraiment mauvais public. Qu’on est vraiment implacable. Impitoyable. Inamovible. Je ne sais pas si j’ai le temps. Je ne sais pas si c’est encore possible. Si j’ai la place, l’énergie, l’ouverture. La patience. La bienveillance. La capacité d’accueil. La suite dans les idées. L’âge. Mais ce serait bien, d’aimer encore, si c’est possible. Ce serait bien. Ce serait bien. Ce serait bien ? Ce serait bien, non ? Allez, oui, dis-moi que oui. Dis-moi que ce serait bien, dis.
Mais non, je ne faux pas y penser. Tu ne faux pas y penser. Nous ne fallons pas y penser.
Se concentrer sur les actions à enchaîner. Se concentrer sur le travail, la survie, le maintien de la structure, la nourriture de l’esprit, l’entretien du désir, le délié des articulations, le port de tête, l’allure, la bonne tenue de l’ensemble, la rigueur, la continuité, la résistance à l’effort, le défi aux chocs.
Gling, fait le mail, mais ce n’est encore et toujours que du spam.
Je tousse, tiens, je tousse. Ca doit être les nerfs.
– Je t’aime papa ! – Moi aussi, chérie je t’aime, je t’aime plus fort que tout! – Qu’est-ce que tu es en train de faire ? – Je suis en train de faire mon blog! – Ah ?
Bon, je vais nourrir les chats et fabriquer du sashimi de saumon.
Ils sont bien gentils mais ils ne font que des bêtises. Déroulent et émiettent le rouleau de papier, mangent les feuilles des plantes, les vomissent sur le bureau, se font les griffes sur les meubles, etc. Et avec tous ces poils, je tousse.
Pas une seconde de répit. Pire que des humains.
En réalité, me dis-je, l’espèce humaine est une espèce assez tranquille. Heureusement que ce ne sont pas des chats qui gouvernent le monde, me dis-je. Avec ces gros mâles dominants qui empêchent tout le monde de bouffer, me dis-je.
Mais c’est que c’est quand même aussi un peu comme ça, me dis-je, avec les hommes, me dis-je. Hum, je dis-je. Mouais, me dis-je.
Non, les chats sont pires. De peu, mais pire. On peut toujours se le dire, me dis-je.
Avant cela, il y avait eu un week-end chargé, un déménagement, un mixage, des devis. Une projection au Studio 43.
Qu’elle était verte ma vallée (1941, 118′ de John Ford). J’avais pu remarquer que les étudiants s’empressaient davantage autour d’une table de ping-pong qu’à la projection d’un film de John Ford. C’était ainsi, m’étais-je dit. Je les regretterai d’autant moins, m’étais-je dit. Quitter l’enseignement sera plus doux, m’étais-je dit.
Je m’éloigne, me suis-je dit, je suis déjà moins là, je m’absente, me décorporise.
Ce qui n’empêche que le 5 février prochain, au Studio 43 de Dunkerque, à 14h30, nous nous projetterons Les Musiciens de Gion (1953, 90′) de Kenji Mizoguchi. Les happy fews se reconnaîtront. Aux autres, je n’ai rien à dire. Les autres peuvent bien jouer au ping-pong. Ou faire ce qu’ils veulent.
Bien installé pour deux mois dans le marais, chez PS, avec chats et consorts. Et retrouver Paris, finalement, on a beau dire, c’est retrouver la vie. Pas que je l’eusse perdue à Montreuil mais à Montreuil c’était une curieuse solitude.
Hier, il y avait eu les bilans, les accrochages et c’était toujours bien, même lorsque c’était indigent. Il y avait à dire. L’on soufflait, l’on s’asseyait par-terre, l’on veillait au chronomètre, l’on s’interrogeait sur le sens de notre coprésence, l’on s’émerveillait sur une couleur, sur une transparence. C’était beau, futile et essentiel. Cela me manquerait peut-être.
Cela seul me manquerait. Non pas seulement cela mais cela surtout. L’idée de cela. Le sérieux de cet émerveillement. Le sérieux de cette bouffonnerie. Le tragique grotesque de cette sérieuse bouffonnerie. Le tragique et grotesque émerveillement de cette bouffonnerie sérieuse et furieuse. Oui, me dis-je. Hum, me dis-je.
Mais maintenant, il faut construire, échafauder des plans, coordonner des équipes, apprendre, méditer, agir, anticiper, manœuvrer, développer. Ce matin, rendez-vous rue de Penthièvre et quatre-vingt coups de téléphone. Les affaires reprennent. Les affaires ne s’arrêtent jamais.
Et ce soir, c’est déjà la projection du film mixé dimanche, Virus n°2, au Forum des Images. Puis débat et l’on verra.
Décidément, il ne change pas. C’est le même. Je retrouve D.W. tel que je l’avais vu la première fois, il y a bientôt trente ans. Nous en avons bientôt cinquante et tout à coup nous en avons vingt. Dix huit. Dix sept. À peine.
Tout nous revient. Le canoë, les champignons hallucinogènes, l’ouragan, le camion abandonné, l’errance, le goûter au ketchup, le canoë dans l’arbre, la grenouille, la navette de la police. L’on se dit c’était au temps. C’était au temps où l’on n’avait pas de téléphones portables. C’était au temps où l’on disparaissait corps et biens pour dix sept heures. C’était au temps où les parents s’inquiétaient. C’était au temps où l’on écrivait des lettres par avion.
Après un café à Jussieu, l’on rallie Montreuil pour un passage au studio et pas mal de coups de fils professionnels pendant que D. colle un maximum de post-it colorés dans un dossier, qui est l’agenda de sa mission.
Ensuite, un crochet par l’appartement où l’on boit un whisky japonais en admirant la vue, puis l’on réserve une table chez Vit’Halles, mais ce n’était pas fameux. Ni bon ni mauvais. Sans audace. Sans générosité. Le minimum syndical. Le vin trop sucré. Pas assez de piment, pas assez d’épices. Trop poli, gentil, français, fade.
Donc on sort et hop, on va se commander une assiette de fromage et du Sancerre. Et ce vin, c’est comme un vieil ami. Un goût de raisin, oui monsieur. De raisin.
Et donc, pour finir, nous avons passé le réveillon chez les B. et c’était joyeux. C. et Y. ont atterri vers huit heures. Le temps de poser leurs valises, elles étaient là au moment où nous passâmes à table. On parla musique, son et sagesse orientale.
Vers trois heures du matin, nous rentrâmes avec C. Et nous dormîmes jusqu’à dix heures, onze heures, midi.
Il pleuvait. Il pleuvait. Il pleuvait.
Face à cette humide réalité, je décidai de me préparer des œufs brouillés, des tartines de fromage et un café bien concentré.
Un bain moussant à la myrtille plus tard, L. nous contacte par FaceTime, parce qu’elle veut voir C. mais C. a la flemme de bouger. Elle veut aller au studio, enregistrer des chansons. Alors on s’habille et on va au studio. Sous la pluie.
On enregistre avec beaucoup de reverb. L. et F. arrivent vers 17 h. On reste un moment au studio avant de rentrer. Je commande de la nourriture japonaise pour les filles. Moi, je mange des légumes. Il y a de la glace.Trop sucrée. On fait des vidéos.
Je réécoute Songs for Drella. Les filles tournent des séquences avec les décors et les personnages de Mortelle Adèle. Je suis triste, mais, comme dirait Andy Warhol, c’est sans doute parce que j’évite un travail qu’il me faut entreprendre en grattant de vieilles blessures et des illusions puériles que je ferais mieux de laisser tranquille.
À l’instant, France-Info me souffle qu’on attend 13 à 17°C du nord au sud. Avec du vent. Carmen, elle s’appelle. Il s’appelle. Me dit-on. Façon de parler.
Je me réveille d’un steak. De l’image d’un steak. De trois steaks.Énormes. Que mon hôte, du rêve, prétendait me faire manger. – Mais je suis végétarien, que je lui dis. – Merde alors, qu’il me répond, qu’est-ce que je vais faire de toute cette bonne viande ? Il y en a pour une fortune. – Je vais t’aider à la manger, t’inquiète.
Mais c’est moi qui m’inquiète. Comment ingérer cela ? Je songe un instant à lui rembourser cette « fortune », mais il m’indique qu’il y en a pour huit mille euros. Alors, autant manger ces steaks… OK mais, du coup, ce qui m’inquiète – davantage que les steaks – c’est ce qui pousse mon hôte à faire une telle dépense en ma faveur.
Qu’attend-t-il de moi ?
Et puis j’assistai à un concert d’Iggy Pop, avec Y. Nous nous trouvions sur une sorte de balcon. Une passerelle métallique accrochée au faîte d’un immeuble. Le concert avait lieu dans la cour. Pour une raison oubliée, nous avions avec nous le téléphone portable du bassiste, qui ne cessait de sonner et sa sonnerie c’était le riff de Smoke on the water. Le bassiste, lui, courait du toit à la scène à la recherche de son instrument. Ce qui n’empêchait pas Iggy de chanter, couché sur le sol de la cour, face contre terre.
Mais bientôt c’était l’immeuble lui-même qui se mettait à bouger. Nous étions montés sur une roulettes. Et l’immeuble s’éloignait. Inexorablement.
J’avais lancé trois fois du café et trois fois je l’avais oublié. Bouclé dans les superpositions de motifs de guitares. En boucles hypnotiques. À la recherche du son. La basse est là.
Ce matin, d’abord, rendez vous avec M.K., l’oncle de M.K. (on dirait du Ionesco) au Café de l’Industrie, à la porte de Montreuil. On parle d’Algérie, d’Histoire, de religion, de développement économique, d’enseignement supérieur, de toutes sortes de choses. L’on convient de se retrouver le quinze à Lille, à l’occasion du déménagement de M.
Puis retour à la maison, soupe de potimarron, légumes, galette de céréales.
Après-midi au studio. Instrumental.
Dehors, il fait tiède. Les chèvres sont de sortie.
Cette pluie, c’était comme dans un film de Tarkovski, avais-je pensé. C’était comme si la pluie allait tout emporter, m’étais-je dit.
Et puis la pluie avait lavé le ciel et soudain il faisait beau. Il ne pleuvait plus que dans la moitié du ciel. C’était magnifique, m’étais-je dit. J’avais eu envie de le dire à quelqu’un. Je l’avais dit à quelqu’un.
Et une moitié du ciel était habitée d’un arc en ciel. L’autre moitié du ciel, d’une faible bruine. Je me trouvais à l’intersection. Exactement. – Il faut sortir, m’étais-je dit.
Cela n’avait pas été la semaine que j’avais imaginée. Mais je n’avais rien imaginé non plus parce que je savais que ce que j’avais imaginé n’était qu’une fable. J’avais su. Je m’étais prévenu. Je m’étais préparé. J’avais dit que je ne m’attendais à rien, je l’avais écrit, me dis-je, et rien était survenu. Rien m’avait donné raison. Rien était advenu.
Au lieu de partir, j’étais resté. Et c’est très bien comme ça, me dis-je. Je peux attendre, me dis-je. Le ciel peut attendre.
Mieux vaut être seul que mal accompagné. J’étais soulagé d’être déçu. Et même pas fâché. Simplement désabusé.
Alors j’avais commandé du matériel, des livres théoriques. Un télémètre laser, un micro de mesures acoustiques, une carte son portable, The Master Handbook of Acoustics de F. Alton Everest & Ken C. Pohlmann.
J’étais allé, dans le froid, recevoir un massage comique à la Porte de Vincennes. Et puis il y avait eu à s’occuper de M.K., victime du harcèlement de ses propriétaires. Puis il avait fallu aussi s’occuper de S.A., qui faisait des caprices. Et quelques conversations téléphoniques avec G., en vacances, pour une fois.
Préparer le changement. Penser à A. Penser à C. P. est à Lille. Je suis seul, alors je fais de la musique. Je fais des courses. Je deviens végétarien. Je déménage. J’emménage. J’anticipe.
Aujourd’hui, je m’étais dit que j’allais travailler la chanson pour P.B. et puis j’étais resté à la maison. J’avais regardé la saison 4 de Black Mirror. J’étais sorti faire des courses à l’heure de l’arc en ciel. Je n’avais échangé que quelques messages avec la confidente de mes arcs-en-ciel.
Je n’avais parlé qu’avec les rencontres de hasard du supermarché, du bus, de chez Naturalia. J’étais en état de parler avec les hommes et les femmes. En état mais pas en situation. Je suis en état, m’étais-je dit. C’est bien d’être en état.
J’attends la situation.
J’avais regardé un vieux spectacle de Pierre Desproges. Je m’étais étranglé de rire à cette réplique: « Himmler était un homme capable d’une très grande concentration« . J’en avais rit tout seul toute la matinée.
J’aurais voulu rire avec quelqu’un mais j’avais ri tout seul et c’était déjà très bien.
J’avais pensé que la vie est courte. J’avais pensé que le temps pressait. Je m’étais dit que ce n’était pas grave. J’avais espéré encore aimer, vivre, désirer, partager, apprendre, donner, prendre, découvrir, créer, attendre, patienter, surprendre, craindre, imaginer. Je m’étais dit être en vie c’est déjà ça. Je m’étais dit c’est très bien. Je m’étais dit c’est parfait.
Il pleuvait comme chez Tarkovski et je n’aime plus Tarkovski mais j’avais adoré Tarkovski et j’avais fait un rêve, je me souviens, quand j’avais dix huit ans, dans lequel je rencontrais un homme qui me disait ne pas aimer Tarkovski et, à l’époque, je ne pouvais pas y croire – je l’avais même raconté à A.K. sur le moment, je m’en souviens très bien – et aujourd’hui je suis cet homme, me dis-je.
– Le vent dans mon cœur est une brise de joie, annonçai-je tout à trac à C.C. en sortant sur le quai de la gare de Dunkerque, dans cette étonnante douceur.
Le vent dans mon cœur est un sirocco d’amour, continuai-je pour moi-même, en mon for intérieur, alors que nous progressions le long des wagons, en compagnie de J-B.C. et J-C.M., jusqu’à la voiture 16 qui devait nous servir de carrosse.
Un zéphyr de tendresse et de bienveillance.
Parfois la vie est un sourire, des yeux de miel, une fleur immarcescible, un rire cristallin, une joie incoercible. Et aujourd’hui c’était la journée de l’orgasme.
À six heures du matin, je m’étais dit qu’il me fallait partir cinq jours sans téléphone et sans ordinateur et cette pensée m’avait porté jusqu’à la table du petit déjeuner où je pris seul mon café, dans une auberge de jeunesse dont j’étais – deux jours durant – l’unique occupant.
Avoir un si grand bateau pour soi tout seul c’est presque effrayant, m’étais-je dit. Cela donnait une autre perspective à la journée. C’était drôle aussi et un sujet de fous-rires avec le personnel.
Trois jours de workshop son avec les étudiants de première année, entre coupé de rendez-vous individuels avec les étudiants de cinquième année dont je suis le référent-mémoire. Beaucoup de vin, de bière et de saké pour ce travail de réécriture et de re-formulation dans le détail duquel je n’entrerai qu’en MP.
Le workshop est un véritable bonheur, une jouvence, une bénédiction pour les nerfs. Je rencontre d’adorables jeunes gens, qui se prêtent à fond au jeu et tout n’est que paix, amour, rires et délices. La perspective de quitter bientôt tout cela insuffle une valeur extrême à chaque instant. Les dernières fois sont aussi belles que les premières.
Je bois à nos vingt ans.
Et maintenant, un coca zéro et une pomme. Nous rentrons. Je dois déposer mes affaires (j’avais apporté pas mal de matériel) et rejoindre G. à Montreuil, sur le chantier de M.C. pour mettre une dernière patte à un devis qui doit partir demain matin à la première heure.
La deuxième journée commence et c’est très bien.
C’est le jour le plus court, la nuit la plus longue. On sent revenir l’été.