
Il y a vingt sept ans, lorsque, préparant le concours d’entrée à la FEMIS, j’ai pris contact avec lui et que je suis venu le photographier à l’aveugle dans son atelier de l’école des beaux-arts de Paris, C.B. devait avoir à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui.
Aujourd’hui, dans l’atelier, on se fait voir en Tasmanie. En vrai. En vidéo (mais sans le son).
On a le droit d’en douter, bien sûr. Il n’y a pas de preuve.
Pas de photographie du Bartlebooth morbide qui attend son cadavre.
Qui peut-être, on l’espère, perd son pari.
Et si c’était tout simplement mise en scène ?
Le doute est permis.
Le doute participe de.
À la faveur d’un entretien réclamé par X.J. pour un magazine de photographie chinois, nous sommes allés, avec Y., à Malakoff en début d’après-midi, rencontrer C.B. . Incroyablement pro. Très gentil, aimable et drôle mais glaçant de professionnalisme. Tout le discours est verrouillé, comme sur des roulettes. Ca rend obéissant. Et puis je suis discipliné: je pose mes questions chinoises.
J’avais eu envie de parler cuisine, de parler voyage, mais voir fonctionner l’organe de communication huilé se révèle fascinant et j’oublie tout.
Je repense à la fausse interview de Sophie Calle par Claude Closky, dans laquelle les questions sont des réponses de Sophie Calle à des interviews précédentes reformulées en questions si bien que les réponses supposées de Sophie Calle se bornent à des « oui » et des « non ».
Ce n’est pas qu’il n’est pas sincère.
Il l’est.
Il n’est pas autre chose que ce qu’il décide d’être et ainsi il est, donc, ayant décidé de n’être que cela mais de l’être absolument et en connaissance de cause.
Il semble savoir exactement ce qu’il est, ce qu’il en est, ce qu’il dit et ce qu’il fait.
Et cela, c’est tout à la fois assez glaçant et absolument admirable.
Bien sûr, il y a la gentillesse, le bon sourire, le charme, les anecdotes (le baron de Palerme assigné en résidence par la maffia dans un grand hôtel sous peine de mort).
Il parle d’un très beau projet avec des trompettes sur des poteaux dressées face à la mer en Patagonie et dont la forme est calculée pour produire, avec le vent, un chant similaire à celui des baleines, avec lesquelles on se propose de converser parce qu’elle possèdent le secret cosmique primordial.
Un réflexe de promotion incroyable en fin de bande: l’annonce d’une exposition à Shanghai en 2018 à la Power Station of art de Shanghai.
Absolument idoine.
On aimerait être comme cela.
Avoir cet à-propos, posséder ce degré de préparation, cette économie de parole.
Je repense à J-C.C. qui était un peu comme ça aussi (qui l’est encore, d’ailleurs, probablement). Avec ce même air d’ennui triste et gentil de qui a répété un million de fois la même chose, dans le même ordre, parce que tout simplement il a été décidé une bonne fois pour toute que telle était la ligne.
Avoir une ligne, mon général. La séduction glacée de la ligne.
Bon, mais ça m’a fait drôlement plaisir quand même de boucler la boucle et les trompettes, les battements de cœurs au Japon, Bartlebooth qui regarde, tout ça est bel et bon.
Là-dessus on rentre tôt.
Tout cela est bouclé dans un battement de cil. Il fallait aller vite.
On sentait que le temps était compté.
D’ailleurs j’ai oublié de faire le point et du coup j’ai du recourir à un effet de netteté qui donne à l’image une qualité un peu sale, celle d’une vidéo de surveillance, ce qui n’est pas plus mal.
Ce soir, C. est très en demande d’Harry Potter. On télécharge mais soudain, les foies devant ce qui ressemble à un gros fantôme dans la forêt.
Y. est allée à un rendez-vous alors on dévore des gâteaux de riz au lard fumé avec des choux de Shanghai, on se choisit des chouettes programmes sur la brosse-à-dent (elle douceur-massage, moi blancheur-anti-tartre) et on va lire l’épisode où Ulysse se fait attacher sur le pont pour écouter les sirènes.
Demain Dunkerque.