LES TEXTES SONT AU MONDE

D’abord – j’écris d’abord parce qu’il faut bien commencer par quelque chose mais tout cela est sans ordre, simultané, cyclique, récurrent – je conduis une voiture dans une agglomération en chantier. Des ruelles croisent des bretelles d’autoroute. La largeur des voies varie d’un extrême à l’autre, le sens de la circulation n’est jamais sûr et des chicanes apparaissent soudain. 

La situation se trouve compliquée du fait que, pour une raison oubliée, je n’ai pas vraiment la possibilité d’utiliser mes mains et qu’il me faut organiser les mouvements du véhicule en donnant de grands coups de rein. D’autre part, je n’ai pas accès aux pédales non plus et je n’ai pas souvenir d’un volant ou d’un quelconque accessoire dédié au pilotage. Et pourtant, je roule et, miraculeusement, personne n’est écrasé.

À un autre moment, je me promène dans cette ville, qui pourrait être Pékin, mais ce n’est pas Pékin, je sais que nous ne sommes pas en Chine, bien qu’à proximité de la Chine. Nous sommes en vue de la Chine, mais nous ne sommes pas en territoire chinois. Nous sommes un groupe de promeneurs et soudain un immeuble s’effondre. Un immeuble gigantesque. Si haut, large et lointain qu’il semble fait de vapeur. L’on dirait d’un nuage qui affecterait la forme d’un immeuble. Mais ce qui donne cette impression de nuage, c’est précisément le fait qu’il s’effondre, qu’il tombe en poussière.
Une poussière dense, lourde, massive, qui tombe sur nous depuis une hauteur impensable, une distance impossible à évaluer et nous nous abritons comme nous pouvons avant d’être submergés par le déluge de pierres et de béton pulvérisé.

Et pendant tout ce temps, dans un autre espace mental coextensif, je me trouve en villégiature dans une vieille demeure aux installations vétustes. C’est une maison qui devait être luxueuse au XVIIe siècle. Elle possède des secrets fabuleux. Tout un réseau hydraulique. Les murs contiennent du charbon pour le chauffage. Tous ces systèmes sont hors d’usage et fragilisent l’édifice.
Je suis en conversation avec un type d’une jeunesse, d’une beauté et d’une énergie formidables, qui me propose une sorte de jeu de piste, à travers une succession d’images, de phrases, de documents. Ca commence par un tableau représentant un groupe de jeunes femmes en costumes de religieuses. Ce pourraient être des nonnes ou tout simplement des jeunes femmes qui font leurs études dans un couvent. Je ne me souviens plus des images intermédiaires mais ce qui est important dans l’image, pour mon interlocuteur, ce sont les femmes. Il met cette image en rapport avec une phrase mystérieuse trouvée dans un des livres de la bibliothèque: « Il recherchait ce qui, ayant touché l’ombre, avait acquis l’expérience et le goût de l’onde. »

Mon interlocuteur se moque de moi qui n’ait pas compris que le goût de l’ombre, le contact de l’ombre font explicitement référence à la sexualité et que ce qui est recherché par le narrateur dudit texte ce sont des femmes nanties de cette expérience-là, dont il croit déceler un exemple parmi les jeunes femmes en costumes de bonnes sœurs du premier tableau.

Je réponds que les textes sont au monde. Qu’ils y sont pour une raison qui dépasse leurs auteurs et leurs lecteurs et possèdent une part essentielle et absolue de vérité qui – de même – échappe essentiellement à tous, même s’il est permis d’en apercevoir tel ou tel fragment, à la faveur d’un éclat de lumière, d’un malentendu, d’un hasard, d’un angle inattendu.