
Et tout en sauçant l’assiette du petit-déjeûner, je me disais ceci: que l’image idéale de la chose, de la situation, de l’événement est toujours supposée co-présente en tant qu’idéale et donc non-contractuelle, mais pas mensongère pour autant.
Je vais tenter d’exprimer ceci plus clairement.
Lorsque, ce matin, avant de nous rendre au rendez-vous de 11h avec R. à l’Institut Français, nous consultons la carte des menus de la petite échoppe située non loin, avant de commander une formule petit-déjeuner à 25 dirhams, notre choix se trouve guidé par une image qui présente une montagne d’œufs, dont un placé dans un coquetier, des monticules de fromages, d’épices, d’olives et de fruits et de nombreuses corbeilles remplies des pains les plus variés.
Lorsqu’après une longue attente – au cours de laquelle nous nous demandons plusieurs fois si nous n’avons pas été oubliés (l’attente est une constante, l’angoisse d’abandon également) – on nous apporte nos assiettes, nous y constatons la présence de deux œufs au plat, dont l’un seulement des deux jaunes est encore partiellement intact, agrémentés d’une bonne cuillerée à soupe de fromage frais, le tout baignant dans une flaque d’huile d’olive. L’ensemble est complété par une corbeille sommaire, comportant une seule variété de pain en quantité modeste.
Le décalage est ici manifeste entre l’image et la chose et cependant l’image est à la chose ce qu’est l’idée à la réalité.
Les fruits ne sont pas présents dans la réalité, mais nous sommes dans une boutique qui propose des jus de fruits frais – nous en avons d’ailleurs commandé – et les fruits font ainsi effectivement partie de l’environnement, bien que non compris dans la formule.
De même un pain contient tous les pains, en tant que concept de pain. Idem pour les fromages, etc.
On doit accepter que l’image est une représentation conceptuelle, idéale et qu’il existe toujours un écart plus ou moins important entre l’image et la réalité qu’elle représente idéalement. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’image de dieu puisqu’il faudrait alors qu’il existe un écart entre l’idée de dieu et la réalité de dieu, ce qui ne se peut concevoir.
Par l’image, qui est l’idée de la chose, le paradis est toujours présent sous forme rêvée, accessible par la représentation imaginaire mais appréhendé par les sens sous la forme imparfaite de la chose réelle, le réel étant placé en position d’infériorité par rapport à l’idéel, comme dans la présentation platonicienne.
Est-ce à dire que pour que l’image soit plus belle il peut sembler séduisant de priver la chose d’un attribut, d’une qualité, en somme de la diminuer, comme on parle, par ailleurs d’une gamme ou d’un mode diminués ? Doit-on tirer des conséquences éthiques, morales ou comportementales de ce rapport constant des choses aux images en tant qu’idées, en tant que transcendantes ?
Inversement, il pourrait sembler que le rêve américain soit fait de la promesse de voire coïncider l’image et la réalité qu’elle représente, voire d’arriver à ce que le réel se produise comme au-delà de l’image afin de faire de la vie une réalité plus intense que l’image de la vie elle-même.
En marchant dans la ville depuis plus d’une semaine, nous nous sommes rendus compte que de nombreuses horloges indiquaient des heures fantaisistes, avec des décalages de l’ordre de trois quarts d’heure, vingt sept minutes ou trois heures vingt deux. Ca ne choque pas trop lorsqu’il s’agit d’horloges à aiguilles, parce qu’on se dit qu’après tout elles sont peut-être arrêtées, mais cela arrive aussi fréquemment à des horloges digitales et cela devient difficilement compréhensible, à moins de considérer qu’il existe des fuseaux horaires personnels.
Nous avons décidé d’en faire un relevé systématique pour en avoir le cœur net.
LA TRANSPARENCE DU MAL

Nous faisons un tour dans le quartier de l’Institut Français avec R., avant de passer à l’Espace Beckett pour un point rapide avec Y., le technicien de la salle, en prévision de notre présentation des travaux en cours samedi.
On repère quelques bars, où nous irons peut-être, si nous avons le temps.
Bref passage à la maison, le temps de lire un article consacré à la musique orientale et d’essayer des gammes comprenant des quart de tons. H. a téléchargé un instrument VST ad hoc et on s’essaye à vocaliser des micro-intervalles, on écoute des gammes, parmi lesquelles nous reconnaissons nos gammes diminuées et harmoniques mineures. Dans la gamme arabe, le mi et le si sont diminués d’un 1/4 de ton.
On sort déjeuner. Il fait beau. On ne cesse d’enlever et de remettre son écharpe, son bonnet. Dès qu’on est au soleil, il fait trop chaud. Dès qu’on est à l’ombre, il fait trop froid. C’est comme l’architecture: il y a toujours une intention de compenser (la chaleur et/ou le froid) qui anéanti l’intention d’un geste. Par exemple: une terrasse, oui, mais à l’ombre. Par exemple, une véranda mais avec une fenêtre ouverte. Etc.
Sur le chemin de la Medina, on photographie chaque pendule et il s’avère qu’aucune n’indique l’heure exacte.
Installés dans la salle du haut du Bistrot du Petit Socco, on déguste nos hariras et nos sandwiches au keftes tout en discutant de cette opposition entre une conception de la musique fondée sur la construction harmonique et une conception mélodique.
Dans le premier cas, avec l’introduction de la gamme tempérée, on aboutit à un édifice au service de la particularité d’une voix, d’un interprète, avec des possibilités illimitées de transpositions et d’improvisation. Dans le second cas, tout doit être à l’unisson d’une seule voix qui guide follement mais absolument toutes les autres.
D’un côté (Occident) une culture du côté du pouvoir, qui marque socialement, sert de monnaie d’échange et d’ascenseur social, de l’autre une culture non dissociée du religieux, qui imprègne la vie populaire comme activité non-séparée bien que spécialisée et difficilement accessible pour ces mêmes raisons.
Mais ce qui nous préoccupe, partant, c’est la place qu’occupe le mal, l’idée du mal – comme composante esthétique – dans une forme culturelle qui ne se réclame que du divin, dont la seule transcendance monte immédiatement à dieu, en tant que perfection et donc ne se peut envisager que comme toute bonne. Que devient l’idée du mal dans une telle pratique ?