À force d’enchaîner les journées de silence, de musique et de solitude, j’ai ressenti le besoin d’aller m’asseoir dans une salle de cinéma.
Curieusement, il n’y avait pas de Vélib disponible à Croix de Chavaux hier dans l’après-midi et j’ai finalement dû prendre le métro.
Sans réfléchir, comme les zombies de Roméro reviennent hanter le mall, je fonds directement sur l’UGC Ciné Cité les Halles. Et là, je commence par du lourd, avec Valérian, de L. B., un film construit sur l’idée que certaines vies valent tout simplement plus cher que les autres. Et que certaines ne méritent même pas un plan. Une succession d’assassinats et de massacres se déroule imperturbablement sous le regard épisodiquement compassionnel – mais plus certainement indifférent, voire sadiquement ludique – du couple Valérian-Laureline, davantage intéressés par la perspective d’une plage à venir. Nazi surf must die. Evidemment, je ris beaucoup (intérieurement) à chaque naïveté, à chaque colossal sabot du scénario, à chaque poncif éculé et plus généralement à la laideur ruineuse et étudiée de l’ensemble. Mais l’on ne peut éternellement se moquer et cela n’avance à rien. Je m’abrutis donc avec sûreté.
Le temps d’un bento de sushis trop secs en terrasse du Monoprix, je prends brutalement conscience du fait que cette ville n’est plus la mienne. Je ne suis plus de Paris. Je suis de passage. Et je me sens paradoxalement plus proche de tous ces passants, en étant un moi-même.
Un Coca Light et je replonge, cette fois avec Baby Driver. Guère plus malin, mais avec quelques idées de son (autour de la notion d’acouphène, en particulier, surtout dans le pré-générique).
D’une manière générale, ce sont des films que j’écoute plus que je ne les regarde. Et d’une manière générale, il s’agit surtout de s’abrutir et de s’oublier un moment. Je n’en peux plus de ce mois d’août vide et déprimant. Besoin d’activité, de travail et de mouvement. Besoin de fatigue. Besoin d’action.
En sortant, vers 22h, message de P.G. qui rentre à l’instant des Cévennes. On va boire, en excès, du Riesling à la terrasse du Bellerive. Je me plains. P.G. me réconforte. Il se plaint. Je le réconforte (mais moins bien, puisque c’était à mon tour de me plaindre).Bref, nous rentrons en titubant et je dors sur place.
Ce matin, migraine mais je saute du lit vers 7h30. Café et hop, Vélib. Montreuil.
Il pleut des hallebardes. Je remplis des papiers destinés à un avocat en ligne.
Je commande une caisse de bouteilles de vin pour remplacer celle que j’ai bue l’autre jour avec G. et les deux T. du studio voisin.
O. appelle et on discute un bon moment. J’envoie un fichier en upload. Me prépare des pâtes japonaises. Il paraît qu’il ne faut pas mettre de points à la fin des phrases dans un SMS.
Il faut bien dire que depuis dix jours, à l’exception d’une courte balade en forêt dimanche, mon corps n’a pas beaucoup bougé. Le dos est raide. Il serait bon de s’allonger sur un rouleau à pâtisserie. Et je le ferai dans un moment.
Mais pour l’instant, j’écoute la Symphonie numéro 4 de Schumann et je redescends doucement.
Il faut bien dire qu’à midi, par désœuvrement (un client devait m’appeler et ne le fit jamais), j’avais prélevé un trait, mince comme un ongle, d’une boulette de shit que m’avait lâchée dans le creux de la main S., l’autre jour, pour me remercier de l’enregistrement-minute.
Je mâchais cette pâte au goût de résine quelques temps et finit de l’avaler avec du café.
Ensuite je déjeunais et j’oubliais la chose.
Au bout d’une heure, je n’étais plus tout à fait dans mon état normal. Alors j’en ai profité pour étudier une phrase de « Rêverie » du même dont il était question quelques phrases plus haut, Schumann.
Et de fil en aiguille je me suis intéressé à la gamme de Fa et j’ai empilé quelques lignes de piano répétitives, dans l’esprit Steve Reich, jusqu’au moment où je me suis senti un peu comme Charlot dans les Temps Modernes quand il a serré trop de boulons.
Alors, me suis-je dit, il faut aller courir. Et je suis allé courir. Avec les Melvins à fond dans le casque.
J’ai rencontré une japonaise avec son chien qui ne voulait plus me lâcher. Je voyais tous ces mecs courir sous le regard de toutes ces meufs. Je me suis dit: je cours, je suis sur le marché.
Alors je suis descendu d’un niveau vers le chemin en contrebas. Pour ne plus être en tête de gondole pendant un petit moment. Et puis j’y suis retourné, j’en suis reparti, etc.
Quand je me suis senti suffisamment hors d’haleine, je suis rentré. Pris une douche, bu un thé vert. Il fallait encore sortir, faire les courses.
C’était la dormition, le quinze août, l’émergence d’une figure, la Vierge, Immaculée. Merde alors, me suis-je dit, c’est ballot. Monoprix est fermé, me suis-je dit. Franprix, me suis-je dit. Il reste encore Franprix. Il reste toujours Franprix.
À force de ne rien se passer, il s’en passe des choses. Et donc maintenant, j’ai changé de vie. Je ne vis plus à Paris. Nous sommes séparés. Je suis à Montreuil. R. et G. ont eu la gentillesse de me prêter leur appartement pour l’été et c’est là que je suis. Le matin, je descend au studio et le soir je rentre. Ainsi se passent les journées. Quelques courses de temps en temps mais rien de grave. Une promenade.
Demain, j’irai courir. J’ai récupéré un short et des baskets. Et l’étui pour le téléphone, avec les écouteurs.
Et puis j’irai visiter un appartement que je louerai peut-être à partir de septembre. Et puis j’irai à une projection de film. Et je m’occuperai de choses et d’autres. Et peut-être qu’il y aura des nouvelles des impôts ? Et des nouvelles de la Birmanie ?
Quelquefois j’ai l’impression de vivre dans un rêve. Je ne parle à personne de la journée.
Je me lève, je vais jouer de la musique. Je m’arrête pour déjeuner et j’y retourne. Rien d’autre. Le soir, je vais jouer de la guitare sur le toit en buvant un verre de vin blanc. Rien d’autre.
Je ne vois personne, je ne parle à personne. C’est reposant. Un peu effrayant aussi. C’est comme si j’étais mort parfois. C’est reposant d’être comme mort. On ne vous casse plus les couilles quand vous êtes mort. Parfois, je me demande si je ne suis pas dans un film de zombies. J’attends la lettre de l’avocat. Il faut que je trouve un avocat. Il paraît.
Il y a C. qui m’appelle une fois par jour. Mon seul lien avec le monde. Et puis il faut aussi prospecter pour le studio mais les professionnels sont en vacances.
Pour l’instant c’est dimanche, tout le monde est parti. Tout le monde. Il n’y a personne. C’est reposant et un peu effrayant. Je vais me faire une salade avec du thon. Voilà.
Comme dirait France Gall. Parce que je revenais moins souvent, m’étais-je dit. Force m’était de le constater et je le constatais. Il était temps d’y revenir, m’étais-je dit.
Et puis, en mangeant mes tartines ce matin, je repensais à la conversation avec F.D., l’autre jour, lorsque, pour la deuxième fois, il était venu au studio sauver la situation en faisant observer qu’il fallait tout simplement que la session Protools et la séquence de Media Composer partagent le même Time Code.
C’était, je me souviens, en mangeant un bibimpap au bœuf. Il avait été question de ce hiatus qu’il est fréquent d’observer entre la logique d’un projet et la logique de son auteur.
Et, là, maintenant, en mangeant mes tartines, la pensée se présentait ainsi: « s’il est nécessaire de rêver un projet pour le faire advenir, il est tout autant nécessaire de renoncer absolument au rêve et d’embrasser la réalité de ce que ce projet devient en advenant. »
Mais soudain, devant ce mot « advenant », terme ressortissant au droit, me revient une autre pensée du matin.
En prenant ma douche et tout en veillant à ne pas asperger le carrelage de la salle de bain, je songeais à de curieux concepts, comme ce prétendu « droit au bonheur » dont d’aucuns se réclament et je me disais: « pour qu’il y ait droit, il faut qu’existe pour le garantir une autorité souveraine quant au domaine d’application dudit droit ». Voilà ce que je me disais, me dis-je à présent, sans savoir exactement où cela me mène, sauf à remarquer cette référence à la souveraineté, qui appelle George Bataille, qui appelle la « part maudite », curieusement invitée dans le discours du président au congrès de Versailles.
L’on voit le décousu de la chose.
Les pensées se bousculent parce que le temps presse. Les journées brûlent comme des mèches et l’on est déjà mort avant d’avoir eu le temps de se le dire, me dis-je.
Alors, maintenant, je m’arrête provisoirement pour reprendre le cours du jour.
Trois fois par an, ils se retrouvaient tous dans une même salle, autour d’une arène formée par des tables dressées bout-à-bout et face-à-face. Au centre, des prolongateurs et des triplettes pour alimenter les ordinateurs portables. On appelait cela une réunion. Et cela durait deux jours. Voilà. C’était rituel, il fallait bien ça. Il leur fallait bien ça. Il ne s’y disait pas grand-chose d’essentiel, mais ils étaient réunis, ils faisaient masse, ils faisaient corps. Et puis tout le monde rentrait chez lui, chez elle. Et puis, c’était l’été. Et on laissait cela derrière soi. Et l’on pensait à autre chose, déjà. Dans le train de quinze heure cinquante six.
Et j’avais peu dormi, tant fébrile j’étais, à l’idée de l’organisation de la semaine à venir. L’inauguration du studio. Mais être fébrile était sans objet. Il suffisait d’enchaîner les actions dans le bon ordre et de prendre plaisir au flux de l’existence. Et c’était tout. Et il n’y avait rien d’autre. C’était simple et léger.
En rentrant, j’avais acheté du vin blanc, des cacahuètes et du guacamole. C’était très bien comme ça. Les histoires duraient ce que durent les histoires. Les objets, ce que durent les objets. Les amitiés, ce que durent les amitiés. La collectivité se racontait à elle même une nouvelle histoire par de nouveaux moyens, toujours provisoires, toujours inadéquats.
Et les gens fumaient des cigarettes sur le pas de leur porte. malgré les sinistres paquets. Malgré les images morbides. Malgré la couleur verdâtre.
Et il était l’heure de dormir. Et l’on fermerait les yeux. Et il ne se passerait rien. Et c’était très bien comme ça.
Je m’aperçois que je dois être occupé parce que je n’ai rien écrit depuis le 19 juin. Et je dois me forcer. Je suis fatigué. J’ai mal au dos. La tremblante du biceps. J’ai pris du bide. Je ne suis pas allé à la gym. Je ne me suis occupé que du studio, que du studio, que du studio. C’est bien , c’est bien, mais, mais, mais… Maintenant qu’il y a du son, que Protools s’ouvre, que ça fonctionne, que c’est en place, qu’on va se mettre à l’œuvre, il faut que je me remette en forme. J’ai besoin de respirer, d’aller courir.
Demain, c’est la fin de l’année à l’école et ouf. Ensuite, les vacances c’est le travail. Mais ce n’est pas du travail quand on s’amuse. Ou alors c’est le seul travail acceptable. Il vaut mieux vivre que ne pas, même si c’est fatiguant, disais-je tout à l’heure au téléphone à R. Et c’est vrai. Vivre est bon. Vivre n’est que bon, même si ça nous tue. Parce que ça nous tue.
« C’est le plus beau jour de ma vie », disait C. l’autre soir en mangeant ses sushis sur le toit. C’est beau de se dire ça. C’est beau de trouver que c’est le plus beau jour de sa vie. C’est le plus beau jour de ma vie.
Le son est époustouflant. On n’y croit pas. Le pire c’est que l’on s’y habitue.
Ce matin j’ai pris un train pour Lyon à 7h29. J’y ai rencontré P., qui me vend une paire de GENELEC 8030B. Elles me serviront d’écoutes alternatives, pour ceux qui trouveraient les ATC trop flatteuses.
Hahahaha !
Et puis ensuite, c’est G. qui vient m’acheter la MOTU Ultra Lite Mk3. Et puis je suis rentré. Paris à 13h30.
Montreuil.
Un bibimpap et hop le studio.
Pluie battante. Je soude des câbles pour les petites nouvelles. Ca me plaît de souder des câbles avec ma loupe, ma « troisième main ». Je commence à avoir le coup d’main.
J’écoute J-L. qui joue Messiaen. Après je rentre, parce qu’il faut bien rentrer. Mais pourquoi rentrer ?
Hier soir, vu le Hong Sangsoo, « Le jour d’après », terrible. Hilarant mais d’une cruauté presque insoutenable. Une étude magistrale de mesquinerie sentimentale. On ne sait pas s’il faut en pleurer ou en rire. Mal au dos. Dodo.
Il paraît qu’il fait chaud, mais dans le studio 18°C c’est très supportable. J’ai même froid. Je finis par remonter la température à 22°C. Avant, j’étais passé à l’URSSAF pour savoir à quelle sauce j’allais me proposer pour être dévoré. Régime SASU qu’on me répond. Bon. Je médite la chose en rentrant. Vingt cinq minutes à pied. Idéal.
Adrien est déjà là. On range, on trie, on soude. Les prises XLR femelles. Vers 14h, arrivent les enceintes. Des monstres. Cartons énormes et imprenables. Blocs de soixante dix kilos. On monte ça dans les murs. On a hâte d’entendre (encore de la soudure, des branchements, ça vient, ça vient).
Vers quinze heures trente, faut que je file chercher C. à l’école pour l’emmener au Conservatoire. Mazette, la chaleur dans les rues ! Peuchère ! Sa mère ! Ouah !
Du vin blanc, des cacahuètes, une bonne douche fraîche et on se la coule douce en parties d’échecs pendant qu’Y. est à l’Opéra. Demain, à la fraîche, Chronopost. Bisous.
Vient un moment, me dis-je, où ça va bien comme ça, me dis-je. Assez des chichis, me dis-je. Assez des tortillages de cul, me dis-je. Ouste, du vent, du balai, me dis-je. Enfin seul, me dis-je. Rien de tel, me dis-je. Un bon copain, un verre de vin blanc, un rayon de soleil, une planche de charcuterie et voilà, me dis-je.
Ils ou elles peuvent aller se faire voir, me dis-je. Et encore, je suis poli, me dis-je. Obséquieux, me dis-je.
Jeudi était passé à toute berzingue, me dis-je. D’un trait, me dis-je. D’un claquement de doigts, me dis-je. Jeudi était passé à la trappe. À peine le temps de quelques mails, d’un mixage, d’un rendez-vous avec A., d’un déjeuner tardif, d’une promenade post-prandiale dans les rues de Dunkerque que déjà le train, Lille, H. et N. puis N. et ses parents, les fromages d’Italie, la charcuterie des avocats, les bières comme s’il en pleuvait, l’amitié, l’amour, hugs and kisses.
Et puis j’avais réalisé combien fatigué j’étais. J’étais rentré, pour ainsi dire sur les rotules. Un marocain m’avait serré dans ses bras sur le quai du métro à la station Lille Flandres. Serré est peu dire, me dis-je. Ecrasé serait plus juste, me dis-je. A plusieurs reprises. Assortissant le geste de déclarations d’amour. Tout ça pour une malheureuse pièce de un euro.
Bref, je m’étais effondré sur le canapé de O. J’avais entendu O. et M. rentrer. Tel un zombie, j’étais. Puis le noir, la nuit, l’acouphène. Et le jour, pas loin. Café, douche, une petite discussion matinale avec O. Ecoute d’un mix, entre deux portes. Je dois courir au train. Et c’est déjà vendredi. Les étudiants de quatrième année sont en demande, soudain. Ils ont leur bilan mercredi. Ca se bouscule au portillon. C’est sans fin, c’est non-stop, c’est dense, c’est intense. Jusqu’à seize heures, seize heures trente. Puis le train.
Dans le train, il y avait à un moment une fille qui s’était assise et ses cheveux sentaient bon. Vint un moment où je lui en fit la remarque. Elle répondit ah bon merci. Immédiatement je regrettais. On ne devrait rien dire à personne jamais. Et puis elle avait mauvaise haleine. Je me suis concentré sur ce que j’écrivais. 1
Et puis voilà, c’est Paris, le canal, P., le vin blanc, l’assiette saucisse-maquereau. C’est bon. C’est aux Bancs Publics. On reste un moment mais on rentre tôt. Epuisé, vite, je dors.
Ce matin, avec F. et A. on dépose au studio le fauteuil, l’ordinateur, le monitoring, des câbles, des micros, des guitares, une basse, des meubles, des outils. On passe chez Conforama, chez Leroy Merlin.
Vers treize heures c’est plié et je rentre préparer des côtes d’agneau et des flageolets. Des pêches et des abricots. Puis je vends du matos sur Audiofanzine. Et j’achète du matos sur Audiofanzine avec le fruit de la vente du premier matos. Car telle est la vie.
Je sors distribuer des jus de fruits aux enfants dans le parc. Il y a un anniversaire et il fait chaud. Je passe à la FNAC acheter un clavier et des câbles.
Vais faire des courses au supermarché chinois. Je trouve que les gens font des gueules de pimbêches. Hommes et femmes. L’humanité est fatigante. C’est moi qui doit être fatigué. Alors je rentre.
Le cortex associatif ignore la négation quant à la formation des images. Et les mots sont des images. Le cortex lui-même est une image. Nous sommes des images. Nous sommes image. L’homme est image pour l’homme. Et l’image-problème s’étant formée, il fallait faire avec, dans le paysage des images. Il était désormais impensable de s’en débarrasser tout bonnement: il fallait la réduire à rien, à une enveloppe vide dont la minceur finirait par la rendre transparente au terme d’un lent et patient laminage. Laminage d’image, se disait-il dans l’ivresse des effluves de shampoing. Il avait envie de se tourner vers sa voisine, pour l’heure occupée à caresser la surface de son téléphone, et de lui dire combien il trouvait qu’elle sentait bon. Mais il n’osait pas. Cela devenait obsédant. Au point qu’il se demandait s’il devait trouver cela agréable ou désagréable.
Comme il peut sembler curieux de se demander si l’on doit trouver telle ou telle chose plutôt agréable ou désagréable, se disait-il. Un tel questionnement ne semblait pas fait pour l’écarter de ses ruminations, se disait-il. Quoique… Il était en train de se rendre compte qu’à cet instant plus rien n’avait à ses yeux autant d’importance que la question de savoir s’il convenait plutôt – ou pas – de révéler à sa voisine qu’il trouvait qu’elle sentait particulièrement bon, qu’il était littéralement enivré par son parfum, qu’il avait envie d’aller respirer au creux de son cou.
D’une part cela pouvait ne pas être mal pris, puisque ce n’était après tout pas insultant, mais il se demandait si une telle déclaration ne serait pas finalement perçue comme un acte d’agression. Et, de fait, c’était un acte d’agression. Il se disait également que s’il réfléchissait trop, il perdrait toute spontanéité et que sa confession tomberait à plat comme une pensée trop longtemps ruminée. Ou bien il passerait pour un fou. Et puis maintenant, elle avait mis un casque et écoutait quelque chose. De la musique ? Un podcast ?
Qu’était-il en train de faire ? À quoi perdait-il son temps ? Mais perdait-on jamais son temps ? Et quel sorte de texte était-ce là ? Que pouvait-il lui arriver d’intéressant ? Qu’avait-il à perdre ?
En cet instant tout à la fois fatidique et absolument indifférent, lui revient à l’esprit une scène antérieure. Dans un train également. Sur le même trajet. Le même train peut-être?
Dans cette scène, une conversation s’était engagée avec une amie rencontrée. Il en était venu, on ne sait pourquoi, à formuler ce qui, dans son esprit, se présentait comme une distinction essentielle des domaines de l’art et de la culture; à savoir leur rapport privilégié au biologique par opposition à la raison. Tout à coup, dans la diagonale nord-est du carré voisin près de la fenêtre, une femme blonde d’un certain âge avait levé vers lui un regard furibond: – Est-ce que vous pouvez parler moins fort, s’il vous plaît ?
Et voilà que s’était manifestée à lui, la civilisation. Drôle de projet que la civilisation, qui consiste à supprimer la vie pour mieux la protéger, s’était il dit.
Jusqu’à quel point le progrès de la civilisation était-il en mesure d’augmenter le plaisir pris à vivre et dans quelle mesure ce plus de plaisir était-il compensé par une perte brute de spontanéité ?
Jusqu’à quel point accepterez vous d’être dépossédé pour avoir l’assurance de ne jamais prendre aucun risque ?
Inhibé de l’action, comme dirait Laborit, il sourit et se tût, avant de proposer à la dame de faire alors lecture à haute voix du texte qu’elle tenait serré entre ses mains crispées.
– Pourquoi ? Moi je n’aime pas déranger les gens. – Vous venez pourtant de le faire. Je me sens maintenant totalement inhibé et je ne puis plus dire un mot. S’il vous-plaît madame, lisez moi quelque chose, je vous en supplie.
Il y a des sourires. Gênés, empathiques, il ne le sait et peu importe.
L’amie s’est levée, est allée au toilettes ou faire on ne sait quoi. Il s’est mis à parler à la dame assise en face, à côté de la place vide de l’amie.
Il ne sait plus quoi penser. Se demande si la dame n’a pas raison, finalement. S’il n’est pas un horrible pédant, un raseur, un gazier. Il se tait. Il regarde ses chaussures. Les trouve ridicules. Des chaussures de clown. Il est un clown. Il pleure. Intérieurement. Il ne peut même pas se plaindre. Avoir un bon copain, se dit-il. Ah ! Il pense à son bon copain. Au verre de côtes de Gascogne.
Les effluves du parfum le réveillent de cette remémoration. Et son téléphone qui sonne. C’est A. Le chantier. Il se souvient. C’est ailleurs. Un autre jour. C’est l’été. Ou presque. Il se sent encouragé par cet appel de l’extérieur et s’autorise à faire à sa voisine cette confession un peu stupide qu’il trouve qu’elle sent très bon. Naturellement, elle s’en fiche. Cela la gêne un peu. Elle reste polie mais distante. Ah bon ? Merci.
Evidemment. C’était couru. Et ce n’est pas grave. Rien n’est grave. Sauf la mort. Et même la mort. Enfin, la sienne à soi, ce n’est pas grave, puisqu’on n’en est pas conscient. Celle des autres, c’est autre chose.
Il se dit bon. Il se dit ok. Il se dit. Au travail, il se dit. Qu’avons-nous là, se demande-t-il ? Il faut écrire un courrier à la ministre de la Culture, se souvient-il. Et au ministre de l’Éducation. Et au premier ministre. Il y a du pain sur la planche, se dit-il. Bon, le président, c’est fait, se dit-il. Partons de là, se dit-il.
Mais est-ce là un texte ? Est-ce là quelque chose à dire ? À écrire ? Est-ce là une expérience humaine des limites ? Que peut-il lui arriver ? On n’est pas chez Conrad, c’est sûr. On n’est pas chez Beckett, non plus. Où sommes nous ? Chez Thomas Bernhardt ? Chez Gombrowicz ? D’où sommes nous ? De quel lieu dans le langage ?
Est-ce bien une question ? Oui, dans la mesure où la phrase se termine effectivement par un point d’interrogation. Mais se demander si une question est bien une question qu’est-ce à se demander exactement ?
On va commencer par cesser de se demander si l’on a bien effectivement affaire à un texte. Se souvenir aussi que les textes s’écrivent depuis n’importe quel point et se propagent dans tous les sens. Que la dimension de ce qui lui arrive ou ne lui arrive pas est sans rapport avec l’intérêt ou l’absence d’intérêt du texte en tant que tel, avec le plaisir ou l’absence de plaisir pris à sa lecture et qu’il ne convient ici que d’être sincère et hospitalier à ce qui surgit.
Ouvrir l’être à un regard adéquat porté sur lui même en tant qu’incarnation particulière.
Et le train était encore – mesdames, messieurs – arrêté en pleine voie en raison de la présence de personnes divaguant sur les voies à la hauteur de Saint-Denis, comme d’habitude. Et puis, A. avait encore appelé pour dire qu’apparemment il fallait tout refaire, qu’ils avaient oublié une pièce en montant l’écran. Une pièce essentielle qui permettait de l’accrocher. Il n’y croyait pas. Ne voulait y croire. C’était un autre endroit, une autre vie, une autre histoire. Et pourtant non, c’était réel. Mais ce n’était pas sûr. C’était peut-être. G. allait vérifier. On saurait plus tard. Qu’il ne s’alarme pas. Ne monte pas sur ses grands chevaux. Qu’il aille tranquillement boire un verre en terrasse sur le bord du canal avec son ami. On verrait cela demain. On verrait cela lundi. On verrait cela.
Les échéances étaient reportées. Il ne fallait pas paniquer. Garder le sourire. Tant qu’il faisait beau et frais. Avait-on besoin de raccorder les lieux et les temps ? Fallait-il maintenir l’illusion d’un récit, d’une intrigue ? Revoir Saint-Denis. La foule près de la gare de RER. Vite depuis le train. Ciudad del Mar.
Au revoir, avait dit la voisine, prenant ses distances, s’exfiltrant vers la porte bien avant l’arrivée du train, pressée d’en finir, de s’enfuir et il s’était décidément dit que ça avait été une très mauvaise idée de lui adresser la parole mais maintenant cela le faisait rigoler et puis il avait essayé de ne pas être désagréable, d’être souriant, simple, direct. Cela n’avait pas donné grand chose. Et puis, quand elle avait parlé, il avait trouvé qu’elle avait une mauvaise haleine. Il ne regrettait rien.
Mais vraiment nul. Coincé, bloqué, verrouillé. C’était Allemagne-Pologne, mais ça n’a aucune importance. Ce qui compte ce n’est même pas le match. Ce qui compte c’est qu’il soit nul. Pour une fois qu’un adjectif compte. Même s’il ne compte que jusqu’à zéro. Au débat: des hauts, des bas. Un peu comme la situation. La crispation. La stase. J’en suis à pinailler sur des signes typographiques.
Journée de peu. Texte à finir pour un projet d’école internationale, un peu de logistique et puis coup de fil de T., qui est au café à l’angle de Rambuteau et de Beaubourg. Je la rejoins et on papote et je grignote un croque-madame, merci monsieur et on boit du Perrier, le temps qu’il soit 16h25 et alors on se lève et on va chercher C. à l’école. Là, on tombe sur E., qui, lourdement atteint de grippe, se frotte les yeux. Voyant T., il dit qu’il a vu les jeux parus dans « Paris-Mômes » et s’en va dans le hall en quérir un exemplaire. C. nous rejoint. On choppe un « Paris-Mômes » aussi et, avant de rentrer, on passe chez Pralus. Encore une Praluline. Les Pralulines auront ma peau. Un thé. On écoute des trucs. On joue avec Mynoise. C. remplit les cases des jeux de T. dans « Paris-Mômes ». Puis il est temps que T. parte pour sa lecture à la librairie des femmes (c’est rue Jacob, dit-on). Bain et on sort manger de la pizza avant de remonter. Des mails, on zone. C’est bientôt l’heure du match nul. Y. rentre d’Aix. On mange de la pastèque. Le match, sur l’ordi. A la mi-temps, coucouche-panier comme dirait l’autre.
[En ce moment les gens (je dis les gens pour aller vite, mais ce sont souvent des amis proches ou moins proches), les gens, donc, sont à cran. Ce matin, je me disais « bon, Facebook, ça suffit, je ferme » mais n’y a-t-il pas des échanges qu’on ne peut avoir que là ? Question: ai-je besoin de ces échanges ? A quel rythme ?]
Ici j’ai fait un trou assez gros. Ainsi court le récit. Ainsi se tuilent le récit et ses scories, ses didascalies, ses notes, ses commentaires.
Je reprends le récit d’hier. Pourquoi ? Peu importe. Les intentions ne comptent pas. C’est très important ça. Les motivations, les intentions ne comptent pas dans le jugement du fait. Motivations et intentions n’ont d’intérêt que dans l’évaluation prospective des rapports de forces. Elles s’effacent devant le fait.
Lecture de « Mortelle-Adèle », volume offert par T. Ils sont désagréables chez C. « Ils se la pètent », me dit T. Et c’est vrai. Je n’irai plus. Ou le moins possible. Fini le saucisson. Ce matin il n’y a rien pour le petit déjeuner. Il faut que j’aille faire des courses. À onze heures j’ai rendez-vous à la banque pour ouvrir un compte professionnel.
Parce que tout est possible, rien n’est possible justement. C’est trop fatigant et ça ne vaut pas la peine, si on fait du mal aux autres. Mieux vaut rester tout seul, travailler, ne rien faire d’autre. N’appeler personne, ne s’adresser à personne. Simplement vivre, laisser vivre et avancer. N’être plus.
Donc, on s’était dit avec A. que le meuble ça n’allait pas être de la tarte. L’écran nous avait échaudés. L’écran avait été notre bizutage. Et puis finalement non, ça s’était passé comme sur des roulettes. Les pièces étaient numérotées, le schéma était plus clair que chez IKEA. A midi, c’était en place.
Je regrettais un peu la teinte cerisier. J’avais demandé black et c’était finalement cherry. A., lui, trouvait ça bien et je décidai de laisser sa chance à la jeunesse sur le coup. Mais j’aurais préféré black, pitch black.
Bref. A midi, après avoir remonté des cartons de la cave, l’on s’était autorisé une vraie pause déjeuner. Après avoir déplacé l’écran pour M., l’électricien. Belles rencontres d’artisans sur ce chantier. M. et Y. Des types remarquables. Sans parler de G. et M., bien sûr. Moi je dis, comme au japon, des trésors nationaux. Rien de moins.
J’avais passé l’après midi, lentement, à m’extasier. La clim, la lumière, l’espace, l’acoustique. Tout. In love. Formidable.
Ce soir, on est allé boire des verres avec P. et c’était bien. J’aimerais, j’aurais envie de, j’adorerais. Mais non, c’est impossible, ce n’est pas le moment, pas maintenant. Maintenant travail, concentration, détermination, obstination. Maintenant, hop ! Maintenant, couic !